Internationale situationniste
Revue de la section française de líI.S.
Numéro 12
Septembre 1969 ó Directeur : Debord
Rédaction : B.P. 307-03 Paris

 

 

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Comité de Rédaction :
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USTAPHA KHAYATI, RENÉ RIESEL, CHRISTIAN SÉBASTIANI, RAOUL VANEIGEM, RENÉ VIÉNET

Tous les textes publiés dans Internationale Situationniste
peuvent être librement reproduits, traduits ou adaptés même sans indication díorigine.

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Table


 Le commencement díune époque

Réforme et contre-réforme dans le pouvoir bureaucratique [rédigé par Mustapha Khayati]

 Comment on ne comprend pas des livres situationnistes

 Jugements choisis concernant líI.S. et classés selon leur motivation dominante

RENÉ RIESEL, Préliminaires sur les conseils et líorganisation conseilliste

RAOUL VANEIGEM, Avis aux civilisés relativement à líautogestion généralisée

EDUARDO ROTHE, La conquête de líespace dans le temps du pouvoir

La pratique de la théorie :

Comment les blousons noirs se politisèrent

Factices (suite)

Quíest-ce quíun « situationniste » ?

Les dernières exclusions

Additif au livre de Viénet

Notes sur líEspagne

Manúuvre particulièrement vile et maladroite de certains anti-situationnistes

Une maspérisation

 Líhistorien Maitron

Familiers du grand truc

Les démarcheurs abusifs

Quíest-ce qui fait mentir I.C.O. ?

Líélite et le retard

Líor de líI.S. (suite et fin)

 Est récupéré qui veut bien

 Le retour de Charles Fourier

De la répression

Avis

À propos de Nantes

Líhistoire de líI.S. sera écrite plus tard

 Sur notre diffusion

 Le cinéma et la révolution

 La 8e Conférence de líI.S.

Documents :

Raisons díune réédition

CONSEIL CENTRAL DE LíI.S., Aux poubelles de líhistoire. 21 février 1963

 GUY DEBORD, La question de líorganisation pour líI.S.

 INTERNATIONALE SITUATIONNISTE, Correspondance avec un éditeur

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Le commencement díune époque

 

« NOUS VIVRONS ASSEZ pour voir une révolution politique ? nous, les contemporains de ces Allemands ? Mon ami, vous croyez ce que vous désirez », écrivait Arnold Ruge à Marx, en mars 1844 ; et quatre ans plus tard cette révolution était là. Comme exemple amusant díune inconscience historique qui, entretenue toujours plus richement par des causes similaires, produit intemporellement les mêmes effets, la malheureuse phrase de Ruge fut citée en épigraphe dans La Société du Spectacle, qui parut en décembre 1967 ; et six mois après survint le mouvement des occupations, le plus grand moment révolutionnaire quíait connu la France depuis la Commune de Paris.

La plus grande grève générale qui ait jamais arrêté líéconomie díun pays industriel avancé, et la première grève générale sauvage de líhistoire ; les occupations révolutionnaires et les ébauches de démocratie directe ; líeffacement de plus en plus complet du pouvoir étatique pendant près de deux semaines ; la vérification de toute la théorie révolutionnaire de notre temps, et même çà et là le début de sa réalisation partielle ; la plus importante expérience du mouvement prolétarien moderne qui est en voie de se constituer dans tous les pays sous sa forme achevée, et le modèle quíil a désormais à dépasser ó voilà ce que fut essentiellement le mouvement français de mai 1968, voilà déjà sa victoire.

Nous dirons plus loin les faiblesses et les manques du mouvement, les conséquences naturelles de líignorance et de líimprovisation, comme du poids mort du passé, là même où ce mouvement a pu le mieux síaffirmer ; conséquences surtout des séparations que réussirent de justesse à défendre toutes les forces associées du maintien de líordre capitaliste, les encadrements bureaucratiques politico-syndicaux síy étant employés, au moment où cíétait pour le système une question de vie ou de mort, plus et mieux que la police. Mais énumérons díabord les caractères manifestes du mouvement des occupations là où était son centre, là où il fut le plus libre de traduire, en paroles et en actes, son contenu. Il y proclama ses buts bien plus explicitement que tout autre mouvement révolutionnaire spontané de líhistoire ; et des buts beaucoup plus radicaux et actuels que ne surent jamais en énoncer, dans leurs programmes, les organisations révolutionnaires du passé, même aux meilleurs jours quíelles connurent.

Le mouvement des occupations, cíétait le retour soudain du prolétariat comme classe historique, élargi à une majorité des salariés de la société moderne, et tendant toujours à líabolition effective des classes et du salariat. Ce mouvement était la redécouverte de líhistoire, à la fois collective et individuelle, le sens de líintervention possible sur líhistoire et le sens de líévénement irréversible, avec le sentiment du fait que « rien ne serait plus comme avant » ; et les gens regardaient avec amusement líexistence étrange quíils avaient menée huit jours plus tôt, leur survie dépassée. Il était la critique généralisée de toutes les aliénations, de toutes les idéologies et de líensemble de líorganisation ancienne de la vie réelle, la passion de la généralisation, de líunification. Dans un tel processus, la propriété était niée, chacun se voyant partout chez soi. Le désir reconnu du dialogue, de la parole intégralement libre, le goût de la communauté véritable, avaient trouvé leur terrain dans les bâtiments ouverts aux rencontres et dans la lutte commune : les téléphones, qui figuraient parmi les très rares moyens techniques encore en fonctionnement, et líerrance de tant díémissaires et de voyageurs, à Paris et dans tout le pays, entre les locaux occupés, les usines et les assemblées, portaient cet usage réel de la communication. Le mouvement des occupations était évidemment le refus du travail aliéné ; et donc la fête, le jeu, la présence réelle des hommes et du temps. Il était aussi bien le refus de toute autorité, de toute spécialisation, de toute dépossession hiérarchique ; le refus de líÉtat et, donc, des partis et des syndicats aussi bien que des sociologues et des professeurs, de la morale répressive et de la médecine. Tous ceux que le mouvement, dans un enchaînement foudroyant ó « Vite », disait seulement celui des slogans écrits sur les murs qui fut peut-être le plus beau ó avait réveillés, méprisaient radicalement leurs anciennes conditions díexistence, et donc ceux qui avaient travaillé à les y maintenir, des vedettes de la télévision aux urbanistes. Aussi bien que les illusions staliniennes de beaucoup se déchiraient, sous leurs formes diversement édulcorées, depuis Castro jusquíà Sartre, tous les mensonges rivaux et solidaires díune époque tombaient en ruines. La solidarité internationale reparut spontanément, les travailleurs étrangers se jetant en nombre dans la lutte, et quantité de révolutionnaires díEurope accourant en France. Líimportance de la participation des femmes à toutes les formes de lutte est un signe essentiel de sa profondeur révolutionnaire. La libération des múurs fit un grand pas. Le mouvement était également la critique, encore partiellement illusoire, de la marchandise (sous son inepte travestissement sociologique de « société de consommation »), et déjà un refus de líart qui ne se connaissait pas encore comme sa négation historique (sous la pauvre formule abstraite « díimagination au pouvoir », qui ne savait pas les moyens de mettre en pratique ce pouvoir, de tout réinventer ; et qui, manquant de pouvoir, manqua díimagination). La haine partout affirmée des récupérateurs níatteignait pas encore au savoir théorico-pratique des manières de les éliminer : néo-artistes et néo-directeurs politiques, néo-spectateurs du mouvement même qui les démentait. Si la critique en actes du spectacle de la non-vie níétait pas encore leur dépassement révolutionnaire, cíest que la tendance « spontanément conseilliste » du soulèvement de mai a été en avance sur presque tous les moyens concrets, parmi lesquels sa conscience théorique et organisationnelle, qui lui permettront de se traduire en pouvoir, en étant le seul pouvoir.

Crachons en passant sur les commentaires applatissants et les faux-témoignages des sociologues, des retraités du marxisme, de tous les doctrinaires du vieil ultra-gauchisme en conserve ou de líultra-modernisme rampant de la société spectaculaire ; personne, parmi ceux qui ont vécu ce mouvement, ne pourra dire quíil ne contenait pas tout cela.

Nous écrivions, en mars 1966, dans le n° 10 díInternationale Situationniste (p. 77) : « Ce quíil y a díapparemment osé dans plusieurs de nos assertions, nous líavançons avec líassurance díen voir suivre une démonstration historique díune irrécusable lourdeur. » On ne pouvait mieux dire.

Naturellement, nous níavions rien prophétisé. Nous avions dit ce qui était là : les conditions matérielles díune nouvelle société avaient été produites depuis longtemps, la vieille société de classes síétait maintenue partout en modernisant considérablement son oppression, et en développant avec toujours plus díabondance ses contradictions, le mouvement prolétarien vaincu revenait pour un second assaut plus conscient et plus total. Tout ceci, certes, que líhistoire et le présent montraient à líévidence, beaucoup le pensaient et certains même le disaient, mais abstraitement, donc dans le vide : sans écho, sans possibilité díintervention. Le mérite des situationnistes fut simplement de reconnaître et de désigner les nouveaux points díapplication de la révolte dans la société moderne (qui níexcluent aucunement mais, au contraire, ramènent tous les anciens) : urbanisme, spectacle, idéologie, etc. Parce que cette tâche fut accomplie radicalement, elle fut en mesure de susciter parfois, en tout cas de renforcer grandement, certains cas de révolte pratique. Celle-ci ne resta pas sans écho : la critique sans concessions avait eu bien peu de porteurs dans les gauchismes de líépoque précédente. Si beaucoup de gens ont fait ce que nous avons écrit, cíest parce que nous avions écrit essentiellement le négatif qui avait été vécu, par tant díautres avant nous, et aussi par nous-mêmes. Ce qui est ainsi venu au jour de la conscience dans ce printemps de 1968, níétait rien díautre que ce qui dormait dans cette nuit de la « société spectaculaire », dont les Sons et Lumières ne montraient quíun éternel décor positif. Et nous, nous avions « cohabité avec le négatif », selon le programme que nous formulions en 1962 (cf. I.S. 7, p. 10). Nous ne précisons pas nos « mérites » pour être applaudis ; mais pour éclairer autant que possible díautres, qui vont agir de même.

Tous ceux qui se bouchaient les yeux sur cette « critique dans la mêlée » ne contemplaient, dans la force inébranlable de la domination moderne, que leur propre renoncement. Leur « réalisme » anti-utopique níétait pas davantage le réel quíun commissariat de police ou la Sorbonne ne sont des bâtiments plus réels que ceux quíen font des incendiaires ou des « Katangais ». Quand les fantômes souterrains de la révolution totale se levèrent et étendirent leur puissance sur tout le pays, ce furent toutes les puissances du vieux monde qui parurent des illusions fantomatiques qui se dissipaient au grand jour. Tout simplement, après trente années de misère qui, dans líhistoire des révolutions, níont pas plus compté quíun mois, est venu ce mois de mai qui résume en lui trente années.

Faire de nos désirs la réalité est un travail historique précis, exactement contraire à celui de la prostitution intellectuelle qui greffe, sur níimporte quelle réalité existante, ses illusions de permanence. Ce Lefebvre, par exemple, déjà cité dans le précédent numéro de cette revue (octobre 1967), parce quíil síaventurait dans son livre Positions contre les technocrates (éditions Gonthier), à une conclusion catégorique dont la prétention scientifique a révélé, elle aussi, sa valeur en guère plus de six mois : « Les situationnnistesÖ ne proposent pas une utopie concrète, mais une utopie abstraite. Se figurent-ils vraiment quíun beau matin ou un soir décisif, les gens vont se regarder en se disant : ìAssez ! Assez de labeur et díennui ! Finissons-en !î et quíils entreront dans la Fête immortelle, dans la création des situations ? Si cíest arrivé une fois, le 18 mars 1871 à líaube, cette conjoncture ne se reproduira plus. » Ainsi Lefebvre se voyait attribuer quelque influence intellectuelle là où il copiait subrepticement certaines thèses radicales de líI.S. (voir dans ce numéro la réédition de notre tract de 1963 : Aux poubelles de líhistoire), mais il réservait au passé la vérité de cette critique qui, pourtant, venait du présent plus que de la réflexion historicienne de Lefebvre. Il mettait en garde contre líillusion quíune lutte présente pût retrouver ces résultats. Níallez pas croire que Henri Lefebvre soit le seul ci-devant penseur que líévénement a définitivement ridiculisé : ceux qui se gardaient díexpressions aussi comiques que les siennes níen pensaient pas moins. Sous le coup de leur émotion en mai, tous les chercheurs du néant historique ont admis que personne níavait en rien prévu ce qui était arrivé. Il faut cependant faire une place à part pour toutes les sectes de « bolcheviks ressuscités », dont il est juste de dire que, pendant les trente dernières années, elles níavaient pas cessé un instant de signaler líimminence de la révolution de 1917. Mais ceux-là aussi se sont bien trompés : ce níétait vraiment pas 1917, et ils níétaient même pas tout à fait Lénine. Quant aux débris du vieil ultra-gauchisme non-trotskiste, il leur fallait au moins une crise économique majeure. Ils subordonnaient tout moment révolutionnaire à son retour, et ne voyaient rien venir. Maintenant quíils ont reconnu une crise révolutionnaire en mai, il leur faut prouver quíil y avait donc là, au printemps de 1968, cette crise économique invisible. Ils síy emploient sans crainte du ridicule, en produisant des schémas sur la montée du chômage et des prix. Ainsi, pour eux, la crise économique níest plus cette réalité objective, terriblement voyante, qui fut tant vécue et décrite jusquíen 1929, mais une sorte de présence eucharistique qui soutient leur religion.

De même quíil faudrait rééditer toute la collection díI.S. pour montrer combien tous ces gens ont pu se tromper avant, de même il faudrait écrire un fort volume pour faire le tour des stupidités et des demi-aveux quíils ont produits depuis mai. Bornons-nous à citer le pittoresque journaliste Gaussen, qui croyait pouvoir rassurer les lecteurs du Monde, le 9 décembre 1966, en écrivant des quelques fous situationnistes, auteurs du scandale de Strasbourg, quíils avaient « une confiance messianique dans la capacité révolutionnaire des masses et dans son aptitude à la liberté ». Aujourdíhui, certes, líaptitude à la liberté de Frédéric Gaussen nía pas progressé díun millimètre, mais le voilà, dans le même journal en date du 29 janvier 1969, síaffolant de trouver partout « le sentiment que le souffle révolutionnaire est universel ». « Lycéens de Rome, étudiants de Berlin, ìenragésî de Madrid, ìorphelinsî de Lénine à Prague, contestataires à Belgrade, tous síattaquent à un même monde, le Vieux MondeÖ » Et Gaussen, utilisant presque les mêmes mots, attribue maintenant à toutes ces foules révolutionnaires la même « croyance quasi-mystique en la spontanéité créatrice des masses ».

Nous ne voulons pas nous étendre triomphalement sur la déconfiture de tous nos adversaires intellectuels, non que ce « triomphe », qui est en fait simplement celui du mouvement révolutionnaire moderne, níait pas une importante signification ; mais à cause de la monotonie du sujet, et de líéclatante évidence du jugement quía prononcé, sur toute la période qui a fini en mai, la réapparition de la lutte des classes directe, reconnaissant des buts révolutionnaires actuels, la réapparition de líhistoire (avant, cíétait la subversion de la société existante qui paraissait invraisemblable ; maintenant, cíest son maintien). Au lieu de souligner ce qui est déjà vérifié, il est plus important désormais de poser les nouveaux problèmes ; de critiquer le mouvement de mai et díinaugurer la pratique de la nouvelle époque.

Dans tous les autres pays, la récente recherche, díailleurs restée jusquíici confuse, díune critique radicale du capitalisme moderne (privé ou bureaucratique) níétait pas encore sortie de la base étroite quíelle avait acquise dans un secteur du milieu étudiant. Tout au contraire, et quoiquíaffectent díen croire le gouvernement et les journaux aussi bien que les idéologues de la sociologie moderniste, le mouvement de mai ne fut pas un mouvement díétudiants. Ce fut un mouvement révolutionnaire prolétarien, resurgissant díun demi-siècle díécrasement et, normalement, dépossédé de tout : son paradoxe malheureux fut de ne pouvoir prendre la parole et prendre figure concrètement que sur le terrain éminemment défavorable díune révolte díétudiants : les rues tenues par les émeutiers autour du Quartier Latin et les bâtiments occupés dans cette zone, qui avaient généralement dépendu de líÉducation Nationale. Au lieu de síattarder sur la parodie historique, effectivement risible, des étudiants léninistes, ou staliniens chinois, qui se déguisaient en prolétaires, et du coup en avant-garde dirigeante du prolétariat, il faut voir que cíest au contraire la fraction la plus avancée des travailleurs, inorganisés, et séparés par toutes les formes de répression, qui síest vue déguisée en étudiants, dans líimagerie rassurante des syndicats et de líinformation spectaculaire. Le mouvement de mai ne fut pas une quelconque théorie politique qui cherchait ses exécutants ouvriers : ce fut le prolétariat agissant qui cherchait sa conscience théorique.

Que le sabotage de líUniversité, par quelques groupes de jeunes révolutionnaires qui étaient en fait notoirement des anti-étudiants, à Nantes et à Nanterre (en ce qui concerne les « Enragés », et non certes la majorité du « 22 mars » qui prit tardivement la relève de leur activité), ait donné líoccasion de développer des formes de lutte directe que le mécontentement des ouvriers, principalement les jeunes, avait déjà choisies dans les premiers mois de 1968, par exemple à Caen et à Redon, voilà une circonstance qui níest aucunement fondamentale, et qui ne pouvait en rien nuire au mouvement. Ce qui fut nuisible, cíest que la grève lancée en tant que grève sauvage, contre toutes les volontés et les manúuvres des syndicats, ait pu être ensuite contrôlée par les syndicats. Ils acceptèrent la grève quíils níavaient pu empêcher, ce qui a toujours été la conduite díun syndicat devant une grève sauvage ; mais cette fois ils durent líaccepter à líéchelle nationale. Et en acceptant cette grève générale « non-officielle », ils restèrent acceptés par elle. Ils restèrent en possession des portes des usines, et isolèrent du mouvement réel à la fois líimmense majorité des ouvriers en bloc, et chaque entreprise relativement à toutes les autres. De sorte que líaction la plus unitaire et la plus radicale dans sa critique quíon ait jamais vue fut en même temps une somme díisolements, et un festival de platitudes dans les revendications officiellement soutenues. De même quíils avaient dû laisser la grève générale síaffirmer par fragments, qui aboutirent à une quasi-unanimité, les syndicats síemployèrent à liquider la grève par fragments, en faisant accepter dans chaque branche, par le terrorisme du truquage et des liaisons monopolisées, les miettes qui avaient été encore rejetées par tous le 27 mai. La grève révolutionnaire fut ainsi ramenée à un équilibre de guerre froide entre les bureaucraties syndicales et les travailleurs. Les syndicats reconnurent la grève à condition que la grève reconnût tacitement, par sa passivité dans la pratique, quíelle ne servirait à rien. Les syndicats níont pas « manqué une occasion » díêtre révolutionnaires parce que, des staliniens aux réformistes embourgeoisés, ils ne le sont absolument pas. Et ils níont pas manqué une occasion díêtre réformistes avec de grands résultats, parce que la situation était trop dangereusement révolutionnaire pour quíils prennent le risque de jouer avec ; pour quíils síattachent même à en tirer parti. Ils voulaient, très manifestement, que cela finisse díurgence, à níimporte quel prix. Ici, líhypocrisie stalinienne, rejointe díadmirable façon par les sociologues semi-gauchistes (cf. Coudray, dans La Brèche, Éditions du Seuil, 1968) feint, seulement à líusage de moments si exceptionnels, un extraordinaire respect de la compétence des ouvriers, de leur « décision » expérimentée que líon suppose, avec le plus fantastique cynisme, clairement débattue, adoptée en connaissance de cause, reconnaissable díune façon absolument univoque : les ouvriers, pour une fois, sauraient bien ce quíils veulent, parce « quíils ne voulaient pas la révolution » ! Mais les obstacles et les baillons que les bureaucrates ont accumulés, en suant líangoisse et le mensonge, devant cette non-volonté supposée des ouvriers, constituent la meilleure preuve de leur volonté réelle, désarmée et redoutable. Cíest seulement en oubliant la totalité historique du mouvement de la société moderne que líon peut se gargariser de ce positivisme circulaire, qui croit retrouver partout comme rationnel líordre existant, parce quíil élève sa « science » jusquíà considérer cet ordre successivement du côté de la demande et du côté de la réponse. Ainsi, le même Coudray note que « si líon a ces syndicats, on ne peut avoir que 5 % et si cíest 5 % que líon veut, ces syndicats y suffisent ». En laissant de côté la question de leurs intentions en relation avec leur vie réelle et ses intérêts, ce qui pour le moins manque à tous ces messieurs, cíest la dialectique.

Les ouvriers, qui avaient naturellement ó comme toujours et comme partout ó díexcellents motifs de mécontentement, ont commencé la grève sauvage parce quíils ont senti la situation révolutionnaire créée par les nouvelles formes de sabotage dans líUniversité, et les erreurs successives du gouvernement dans ses réactions. Ils étaient évidemment aussi indifférents que nous aux formes ou réformes de líinstitution universitaire ; mais certainement pas à la critique de la culture, du paysage et de la vie quotidienne du capitalisme avancé, critique qui síétendit si vite à partir de la première déchirure de ce voile universitaire.

Les ouvriers, en faisant la grève sauvage, ont démenti les menteurs qui parlaient en leur nom. Dans la masse des entreprises, ils níont pas su aller jusquíà prendre véridiquement la parole pour leur compte, et dire ce quíils voulaient. Mais pour dire ce quíils veulent, il faut déjà que les travailleurs créent, par leur action autonome, les conditions concrètes, partout inexistantes, qui leur permettent de parler et díagir. Le manque, presque partout, de ce dialogue, de cette liaison, aussi bien que de la connaissance théorique des buts autonomes de la lutte de classe prolétarienne (ces deux catégories de facteurs ne pouvant se développer quíensemble), a empêché les travailleurs díexproprier les expropriateurs de leur vie réelle. Ainsi, le noyau avancé des travailleurs, autour duquel prendra forme la prochaine organisation révolutionnaire prolétarienne, vint au Quartier Latin en parent pauvre du « réformisme étudiant », lui-même produit largement artificiel de la pseudo-information ; ou de líillusionnisme groupusculaire. Cíétaient de jeunes ouvriers ; des employés ; des travailleurs de bureaux occupés ; des blousons noirs et chômeurs ; des lycéens révoltés, qui étaient souvent ces fils díouvriers que le capitalisme moderne recrute pour cette instruction au rabais destinée à préparer le fonctionnement de líindustrie développée (« Staliniens, vos fils sont avec nous ! ») ; des « intellectuels perdus » et des « Katangais ».

Quíune proportion non négligeable des étudiants français, et surtout parisiens, ait participé au mouvement, voilà un fait évident, mais qui ne peut servir à le caractériser fondamentalement, ni même être accepté comme un de ses points principaux. Sur 150 000 étudiants parisiens, 10 à 20 000 tout au plus furent présents dans les heures les moins dures des manifestations, et quelques milliers seulement dans les violents affrontements de rue. Líunique moment de la crise qui a dépendu des seuls étudiants ó ce fut du reste un des moments décisifs de son extension ó a été líémeute spontanée du Quartier Latin, le 3 mai, après líarrestation des responsables gauchistes dans la Sorbonne. Au lendemain de líoccupation de la Sorbonne, près de la moitié des participants de ses assemblées générales, alors quíelles avaient visiblement pris une fonction insurrectionnelle, étaient encore des étudiants inquiets des modalités de leurs examens, et souhaitant quelque réforme de líUniversité qui leur fût favorable. Sans doute un nombre un peu supérieur des participants étudiants admettait que la question du pouvoir était posée ; mais ceux-ci líadmettaient le plus souvent en tant que naïve clientèle des petits partis gauchistes ; en spectateurs des vieux schémas léninistes, ou même de líexotisme extrême-oriental du stalinisme maoïste. Ces groupuscules, en effet, avaient leur base quasi-exclusive dans le milieu étudiant ; et la misère qui síétait conservée là était clairement lisible dans la quasi-totalité des tracts émanant de ce milieu : néant des Kravetz, bêtise des Péninou. Les meilleures interventions des ouvriers accourus, dans les premières journées de la Sorbonne, furent souvent accueillies par la pédante et hautaine sottise de ces étudiants qui se rêvaient docteurs ès-révolutions, quoique les mêmes fussent prêts à saliver et applaudir au stimulus du plus maladroit manipulateur avançant quelque ineptie tout en citant « la classe ouvrière ». Cependant le fait même que les groupements recrutent une certaine quantité díétudiants est déjà un signe du malaise dans la société actuelle : les groupuscules sont líexpression théâtrale díune révolte réelle et vague, qui cherche ses raisons au rabais. Enfin, le fait quíune petite fraction des étudiants a vraiment adhéré à toutes les exigences radicales de mai témoigne encore de la profondeur de ce mouvement ; et reste à leur honneur.

Bien que plusieurs milliers díétudiants aient pu, en tant quíindividus, à travers leur expérience de 1968, se détacher plus ou moins complètement de la place qui leur est assignée dans la société, la masse des étudiants níen a pas été transformée. Ceci, non en vertu de la platitude pseudo-marxiste qui considère comme déterminante líorigine sociale des étudiants, très majoritairement bourgeoise ou petite-bourgeoise, mais bien plutôt à cause du destin social qui définit líétudiant : le devenir de líétudiant est la vérité de son être. Et il est massivement fabriqué et conditionné pour le haut, le moyen ou le petit encadrement de la production industrielle moderne. Líétudiant est du reste malhonnête quand il se scandalise de « découvrir » cette logique de sa formation ó qui a toujours été franchement déclarée. Que les incertitudes économiques de son emploi optimum, et surtout la mise en question du caractère véritablement désirable des « privilèges » que la société présente peut lui offrir, aient eu un rôle dans son désarroi et sa révolte, cíest certain. Mais cíest justement en ceci que líétudiant fournit le bétail avide de trouver sa marque de qualité dans líidéologie de líun ou líautre des groupuscules bureaucratiques. Líétudiant qui se rêve bolchevik ou stalinien-conquérant (cíest-à-dire : le maoïste) joue sur les deux tableaux : il escompte bien gérer quelque fragment de la société en tant que cadre du capitalisme, par le simple résultat de ses études, si le changement du pouvoir ne vient pas répondre à ses vúux. Et dans le cas où son rêve se réaliserait, il se voit la gérant plus glorieusement, avec un plus beau grade, en tant que cadre politique « scientifiquement » garanti. Les rêves de domination des groupuscules se traduisent souvent avec maladresse dans líexpression de mépris que leurs fanatiques croient pouvoir se permettre, vis-à-vis de quelques aspects des revendications ouvrières, quíils ont souvent qualifiées de simplement « alimentaires ». On voit déjà poindre là, dans líimpuissance qui ferait mieux de se taire, le dédain que ces gauchistes seraient heureux de pouvoir opposer au mécontentement futur de ces mêmes travailleurs le jour où eux, spécialistes auto-patentés des intérêts généraux du prolétariat, pourraient tenir « dans leurs mains fragiles » ainsi opportunément renforcées, le pouvoir étatique et la police, comme à Cronstadt, comme à Pékin. Une fois mise à part cette perspective de ceux qui sont les porteurs de germes de bureaucraties souveraines, on ne peut rien reconnaître de sérieux aux oppositions sociologico-journalistiques entre les étudiants rebelles, qui seraient censés refuser « la société de consommation », et les ouvriers, qui seraient encore avides díy accéder. La consommation en question níest que celle des marchandises. Cíest une consommation hiérarchique, et qui croît pour tous, mais en se hiérarchisant davantage. La baisse et la falsification de la valeur díusage sont présentes pour tous, quoique inégalement, dans la marchandise moderne. Tout le monde vit cette consommation des marchandises spectaculaires et réelles dans une pauvreté fondamentale, « parce quíelle níest pas elle-même au-delà de la privation, mais quíelle est la privation devenue plus riche » (La Société du Spectacle). Les ouvriers aussi passent leur vie à consommer le spectacle, la passivité, le mensonge idéologique et marchand. Mais en outre ils ont moins díillusions que personne sur les conditions concrètes que leur impose, sur ce que leur coûte, dans tous les moments de leur vie, la production de tout ceci.

Pour cet ensemble de raisons, les étudiants, comme couche sociale elle aussi en crise, níont rien été díautre, en mai 1968, que líarrière-garde de tout le mouvement.

La déficience presque générale de la fraction des étudiants qui affirmait des intentions révolutionnaires a été certainement, par rapport au temps libre que ceux-ci auraient pu consacrer à líélucidation des problèmes de la révolution, lamentable, mais très secondaire. La déficience de la grande masse des travailleurs, tenue en laisse et bâillonnée, a été, au contraire, bien excusable, mais décisive. La définition et líanalyse des situationnistes quant aux moments principaux de la crise ont été exposés dans le livre de René Viénet, Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations (Gallimard, 1968). Il nous suffira ici de résumer les points retenus par ce livre, rédigé à Bruxelles dans les trois dernières semaines de juillet, avec les documents déjà disponibles, mais dont aucune conclusion ne nous semble devoir être modifiée. De janvier à mars, le groupe des Enragés de Nanterre (relayé tardivement en avril par le « mouvement du 22 mars ») entreprit avec succès le sabotage des cours et des locaux. La répression, trop tardive et fort maladroite, par le Conseil de líUniversité, assortie de deux fermetures successives de la Faculté de Nanterre, entraîna líémeute spontanée des étudiants, le 3 mai au Quartier Latin. LíUniversité fut paralysée par la police et par la grève. Une semaine de lutte dans la rue donna líoccasion aux jeunes ouvriers de passer à líémeute ; aux staliniens de se discréditer chaque jour par díincroyables calomnies ; aux dirigeants gauchistes du S.N.E. Sup. et des groupuscules, díétaler leur manque d imagination et de rigueur ; au gouvernement, díuser toujours à contre-temps de la force et des concessions malheureuses. Dans la nuit du 10 au 11 mai, le soulèvement qui síempara du quartier environnant la rue Gay-Lussac et put le tenir plus de huit heures, en résistant sur soixante barricades, réveilla tout le pays, et amena le gouvernement à une capitulation majeure : il retira du Quartier Latin les forces du maintien de líordre, et rouvrit la Sorbonne quíil ne pouvait plus faire fonctionner. La période du 13 au 17 mai fut celle de líascension irrésistible du mouvement, devenu une crise révolutionnaire générale, le 16 étant sans doute la journée décisive dans laquelle les usines commencèrent à se déclarer pour la grève sauvage. Le 13, la simple journée de grève générale décrétée par les grandes organisations bureaucratiques pour achever vite et bien le mouvement, en en tirant si possible quelque avantage, ne fut en réalité quíun début : les ouvriers et les étudiants de Nantes attaquèrent la préfecture, et ceux qui rentrèrent dans la Sorbonne comme occupants líouvrirent aux travailleurs. La Sorbonne devint à líinstant un « club populaire » en regard duquel le langage et les revendications des clubs de 1848 paraissent timides. Le 14, les ouvriers nantais de Sud-Aviation occupèrent leur usine, tout en séquestrant les managers. Leur exemple fut suivi le 15 par deux ou trois entreprises, et par davantage à partir du 16, jour où la base imposa la grève chez Renault à Billancourt. La quasi-totalité des entreprises allaient suivre ; et la quasi-totalité des institutions, des idées et des habitudes allaient être contestées dans les jours suivants. Le gouvernement et les staliniens síemployèrent fébrilement à arrêter la crise par la dissolution de sa force principale : ils síaccordèrent sur des concessions de salaire susceptibles de faire reprendre tout de suite le travail. Le 27, la base rejeta partout « les accords de Grenelle ». Le régime, quíun mois de dévouement stalinien níavait pu sauver, se vit perdu. Les staliniens eux-mêmes envisagèrent, le 29, líeffondrement du gaullisme, et síapprêtèrent à contre-cúur à ramasser, avec le reste de la gauche, son dangereux héritage : la révolution sociale à désarmer ou à écraser. Si, devant la panique de la bourgeoisie et líusure rapide du frein stalinien, de Gaulle síétait retiré, le nouveau pouvoir níeût été que líalliance précédente affaiblie, mais officialisée : les staliniens auraient défendu un gouvernement, par exemple Mendès-Waldeck, avec des milices bourgeoises, des activistes du parti et des fragments de líarmée. Ils auraient essayé de faire non du Kerensky, mais du Noske. De Gaulle, plus ferme que les cadres de son administration, soulagea les staliniens en annonçant, le 30, quíil essaierait de se maintenir par tous les moyens : cíest-à-dire en engageant líarmée pour ouvrir la guerre civile, pour tenir ou reconquérir Paris. « Les staliniens, enchantés, se gardèrent bien díappeler à maintenir la grève jusquíà la chute du régime. Ils síempressèrent de se rallier aux élections gaullistes, quel quíen dût être pour eux le prix. Dans de telles conditions, líalternative était immédiatement entre líaffirmation autonome du prolétariat ou la défaite complète du mouvement ; entre la révolution des Conseils et les accords de Grenelle. Le mouvement révolutionnaire ne pouvait en finir avec le P.C.F. sans avoir díabord chassé de Gaulle. La forme du pouvoir des travailleurs qui aurait pu se développer dans la phase après-gaulliste de la crise, se trouvant bloquée à la fois par le vieil État réaffirmé et le P.C.F., níeut plus aucune chance de prendre de vitesse sa défaite en marche. » (Viénet, op. cit.). Le reflux commença, quoique les travailleurs aient poursuivi obstinément, pendant une ou plusieurs semaines, la grève que tous leurs syndicats les pressaient díarrêter. Naturellement, la bourgeoisie níavait pas disparu en France ; elle était seulement muette de terreur. Au 30 mai, elle resurgit, avec la petite bourgeoisie conformiste, pour appuyer líÉtat. Mais cet État, déjà si bien défendu par la gauche bureaucratique, aussi longtemps que les travailleurs níavaient pas éliminé la base du pouvoir de ces bureaucrates en imposant la forme de leur propre pouvoir autonome, ne pouvait tomber que síil le voulait bien. Les travailleurs lui laissèrent cette liberté, et en subirent les conséquences normales. Ils níavaient pas, en majorité, reconnu le sens total de leur propre mouvement ; et personne ne pouvait le faire à leur place.

Si, dans une seule grande usine, entre le 16 et le 30 mai, une assemblée générale síétait constituée en Conseil détenant tous les pouvoirs de décision et díexécution, chassant les bureaucrates, organisant son auto-défense et appelant les grévistes de toutes les entreprises à se mettre en liaison avec elle, ce dernier pas qualitatif franchi eût pu porter le mouvement tout de suite à la lutte finale dont il a tracé historiquement toutes les directives. Un très grand nombre díentreprises aurait suivi la voie ainsi découverte. Immédiatement, cette usine eût pu se substituer à líincertaine et, à tous égards, excentrique Sorbonne des premiers jours, pour devenir le centre réel du mouvement des occupations : de véritables délégués des nombreux conseils existant déjà virtuellement dans certains bâtiments occupés, et de tous ceux qui auraient pu síimposer dans toutes les branches de líindustrie, se seraient ralliés autour de cette base. Une telle assemblée eût pu alors proclamer líexpropriation de tout le capital, y compris étatique ; annoncer que tous les moyens de production du pays étaient désormais la propriété collective du prolétariat organisé en démocratie directe ; et en appeler directement ó par exemple, en saisissant enfin quelques-uns des moyens techniques des télécommunications ó aux travailleurs du monde entier pour soutenir cette révolution. Certains diront quíune telle hypothèse est utopique. Nous répondrons : cíest justement parce que le mouvement des occupations a été objectivement, à plusieurs instants, à une heure díun tel résultat, quíil a répandu une telle épouvante, lisible par tous sur le moment dans líimpuissance de líÉtat et líaffolement du parti dit communiste, et depuis dans la conspiration du silence qui est faite sur sa gravité. Au point que des millions de témoins, repris par « líorganisation sociale de líapparence » qui leur présente cette époque comme une folie passagère de la jeunesse ó peut-être même uniquement universitaire ó doivent se demander à quel point níest pas elle-même folle une société qui a pu ainsi laisser passer une si stupéfiante aberration.

Naturellement, dans cette perspective, la guerre civile était inévitable. Si líaffrontement armé níavait plus dépendu de ce que le gouvernement craignait ou feignait de craindre quant aux mauvaises intentions éventuelles du parti dit communiste mais, tout objectivement, de la consolidation díun pouvoir prolétarien direct dans une base industrielle (pouvoir évidemment total, et non quelque « pouvoir ouvrier » limité à on ne sait quel pseudo-contrôle de la production de sa propre aliénation), la contre-révolution armée eût été déclenchée sûrement aussitôt. Mais elle níétait pas sûre de gagner. Une partie des troupes se serait évidemment mutinée ; les ouvriers auraient su trouver des armes, et níauraient certainement plus construit de barricades ó bonnes sans doute comme forme díexpression politique au début du mouvement, mais évidemment dérisoires stratégiquement (et tous les Malraux qui disent a posteriori que les tanks eussent emporté la rue Gay-Lussac bien plus vite que la gendarmerie mobile ont certes raison sur ce point, mais pouvaient-ils alors couvrir politiquement les dépenses díune telle victoire ? Ils ne síy sont pas risqués, en tout cas, ils ont préféré faire les morts ; et ce níest certainement pas par humanisme quíils ont digéré cette humiliation). Líinvasion étrangère eût suivi fatalement, quoi quíen pensent certains idéologues (on peut avoir lu Hegel et Clausewitz, et níêtre que Glucksmann), sans doute à partir des forces de líO.T.A.N., mais avec líappui indirect ou direct du « Pacte de Varsovie ». Mais alors, tout aurait été sur-le-champ rejoué à quitte ou double devant le prolétariat díEurope.

Depuis la défaite du mouvement des occupations, ceux qui y ont participé aussi bien que ceux qui ont dû le subir, ont souvent posé la question : « Était-ce une révolution ? ». Líemploi répandu, dans la presse et la vie quotidienne, díun terme lâchement neutre ó « les événements » ó, signale précisément le recul devant une réponse ; devant même la formulation de la question. Il faut placer une telle question dans sa vraie lumière historique. La « réussite » ou lí« échec » díune révolution, référence triviale des journalistes et des gouvernements, ne signifient rien dans líaffaire, pour la simple raison que, depuis les révolutions bourgeoises, aucune révolution nía encore réussi : aucune nía aboli les classes. La révolution prolétarienne nía vaincu nulle part jusquíici, mais le processus pratique à travers lequel son projet se manifeste a déjà créé une dizaine, au moins, de moments révolutionnaires díune extrême importance historique, auxquels il est convenu díaccorder le nom de révolutions. Jamais le contenu total de la révolution prolétarienne ne síy est déployé ; mais chaque fois il síagit díune interruption essentielle de líordre socio-économique dominant, et de líapparition de nouvelles formes et de nouvelles conceptions de la vie réelle, phénomènes variés qui ne peuvent être compris et jugés que dans leur signification díensemble, qui níest pas elle-même séparable de líavenir historique quíelle peut avoir. De tous les critères partiels utilisés pour accorder ou non le titre de révolution à telle période de trouble dans le pouvoir étatique, le plus mauvais est assurément celui qui considère si le régime politique alors en place est tombé ou a surnagé. Ce critère, abondamment invoqué après mai par les penseurs du gaullisme, est le même qui permet à líinformation au jour le jour de qualifier de révolution níimporte quel putsch militaire qui aura changé dans líannée le régime du Brésil, du Ghana, de líIrak, et on en passe. Mais la révolution de 1905 nía pas abattu le pouvoir tsariste, qui a seulement fait quelques concessions provisoires. La révolution espagnole de 1936 ne supprima pas formellement le pouvoir politique existant : elle surgissait au demeurant díun soulèvement prolétarien commencé pour maintenir cette République contre Franco. Et la révolution hongroise de 1956 nía pas aboli le gouvernement bureaucratique-libéral de Nagy. À considérer en outre díautres limitations regrettables, le mouvement hongrois eut beaucoup díaspects díun soulèvement national contre une domination étrangère ; et ce caractère de résistance nationale, quoique moins important dans la Commune, avait cependant un rôle dans ses origines. Celle-ci ne supplanta le pouvoir de Thiers que dans les limites de Paris. Et le soviet de Saint-Pétersbourg en 1905 níen vint même jamais à prendre le contrôle de la capitale. Toutes les crises citées ici comme exemples, inachevées dans leurs réalisations pratiques et même dans leurs contenus, apportèrent cependant assez de nouveautés radicales, et mirent assez gravement en échec les sociétés quíelles affectaient, pour être légitimement qualifiées de révolution. Quant à vouloir juger des révolutions par líampleur de la tuerie quíelles entraînent, cette vision romantique ne mérite pas díêtre discutée. Díincontestables révolutions se sont affirmées par des heurts fort peu sanglants, même la Commune de Paris, qui allait finir en massacre ; et quantité díaffrontements civils ont accumulé les morts par milliers sans être en rien des révolutions. Généralement, ce ne sont pas les révolutions qui sont sanglantes, mais la réaction et la répression quíon y oppose dans un deuxième temps. On sait que la question du nombre des morts dans le mouvement de mai a donné lieu à une polémique sur laquelle les tenants de líordre, provisoirement rassurés, ne cessent de revenir. La vérité officielle est quíil níy eut que cinq morts, tués sur le coup, dont un seul policier. Tous ceux qui líaffirment ajoutent eux-mêmes que cíest un bonheur invraisemblable. Ce qui ajoute beaucoup à líinvraisemblance scientifique, cíest que líon nía jamais admis quíun seul des très nombreux blessés graves ait pu mourir dans les jours suivants : cette chance singulière níest pourtant pas due à des secours chirurgicaux rapides, surtout lors de la nuit de Gay-Lussac. Par ailleurs, si un facile truquage pour sous-estimer le nombre des morts était fort utile sur le moment pour le gouvernement aux abois, il est resté fort utile après, pour des raisons différentes. Mais enfin, dans líensemble, les preuves rétrospectives du caractère révolutionnaire du mouvement des occupations sont aussi éclatantes que celles quíil a jetées à la face du monde en existant : la preuve quíil avait ébauché une légitimité nouvelle, cíest que le régime rétabli en juin nía jamais cru pouvoir poursuivre, pour atteindre à la même sûreté intérieure de líÉtat, les responsables díactions manifestement illégales qui líavaient partiellement dépouillé de son autorité, voire de ses bâtiments. Mais le plus évident, pour ceux qui connaissent líhistoire de notre siècle, est encore ceci : tout ce que les staliniens ont fait, sans répit, à tous les stades, pour combattre le mouvement, prouve que la révolution était là.

Tandis que les staliniens représentèrent, comme toujours, en quelque sorte líidéal de la bureaucratie anti-ouvrière comme forme pure, les embryons bureaucratiques des gauchismes étaient en porte-à-faux. Tous ménageaient ostensiblement les bureaucraties effectives, tant par calcul que par idéologie (à líexception du « 22 mars », qui se contentait de ménager ses propres noyauteurs, J.C.R., maoïstes, etc.). De sorte quíil ne leur restait plus quíà vouloir « pousser à gauche » ó mais seulement en fonction de leurs propres calculs déficients ó à la fois un mouvement spontané qui était bien plus extrémiste quíeux, et des appareils qui ne pouvaient en aucun cas faire des concessions au gauchisme dans une situation si manifestement révolutionnaire. Aussi les illusions pseudo-stratégiques fleurirent-elles abondamment : certains gauchistes croient que líoccupation díun quelconque ministère dans la nuit du 24 mai, aurait assuré la victoire du mouvement (mais díautres gauchistes manúuvrèrent alors pour empêcher un « excès » qui níentrait pas dans leur propre planification de la victoire). Díautres, en attendant le rêve plus modeste díen conserver la gestion « responsable » et dératisée pour y tenir une « université díété », crurent que les facultés deviendraient des bases de la guérilla urbaine (toutes tombèrent après la grève ouvrière sans síêtre défendues, et déjà la Sorbonne, alors même quíelle était le centre momentané du mouvement en expansion, toutes portes ouvertes et presque dépeuplée vers la fin de la nuit critique du 16 au 17 mai, eût pu être reprise en moins díune heure par un raid de C.R.S.). Ne voulant pas voir que le mouvement allait déjà au-delà díun changement politique dans líÉtat, et en quels termes était posé líenjeu réel (une prise de conscience cohérente, totale, dans les entreprises), les groupuscules travaillèrent assurément contre cette perspective, en répandant à foison les illusions mangées aux mites et en donnant partout le mauvais exemple de cette conduite bureaucratique vomie par tous les travailleurs révolutionnaires ; enfin, en parodiant de la manière la plus malheureuse toutes les formes de révolutions du passé, le parlementarisme comme la guérilla dans le style zapatiste, sans que ce pauvre cinéma recoupât jamais la moindre réalité. Les idéologues attardés des petits partis gauchistes, adorateurs des erreurs díun passé révolutionnaire disparu, étaient normalement fort désarmés pour comprendre un mouvement moderne. Et leur somme éclectique, enrichie díincohérence moderniste cousue de bouts de ficelle, le « mouvement du 22 mars », combina presque toutes les tares idéologiques du passé avec les défauts du confusionnisme naïf. Les récupérateurs étaient installés à la direction de ceux-là mêmes qui manifestaient leur crainte de « la récupération », considérée díailleurs vaguement comme un péril díune nature quelque peu mystique, faute de la moindre connaissance des vérités élémentaires sur la récupération et sur líorganisation ; sur ce quíest un délégué et sur ce quíest un « porte-parole » irresponsable, tenant de ce fait la direction, puisque le principal pouvoir effectif du « 22 mars » fut de parler aux journalistes. Leurs vedettes dérisoires venaient sous tous les sunlights pour déclarer à la presse quíelles prenaient garde de ne pas devenir vedettes.

Les « Comités díaction », qui síétaient formés spontanément un peu partout, se trouvèrent sur la frontière ambiguë entre la démocratie directe et líincohérence noyautée et récupérée. Cette contradiction divisait intérieurement presque tous ces comités. Mais la division était encore plus claire entre les deux types principaux díorganisation que la même étiquette recouvrit. Díun côté, il y eut des comités formés sur une base locale (C.A. de quartiers ou díentreprises, comités díoccupatiun de certains bâtiments tombés aux mains du mouvement révolutionnaire), ou bien constitués pour accomplir certaines tâches spécialisées dont la nécessité pratique était évidente, notamment líextension internationaliste du mouvement (C.A. italien, maghrébin, etc.). De líautre côté, on vit se multiplier des comités professionnels, tentative de restauration du vieux syndicalisme, mais le plus souvent à líusage de semi-privilégiés, donc avec un caractère nettement corporatiste, comme tribune des spécialistes séparés qui voulaient, en tant que tels, se rallier au mouvement, y survivre, et même y pêcher quelque avantage en notoriété (« États Généraux du Cinéma », Union des Écrivains, C.A. de líInstitut díAnglais, et la suite). Líopposition des méthodes était encore plus nette que líopposition des buts. Là, les décisions étaient exécutoires ; ici, elles étaient des vúux abstraits. Là, elles préfiguraient le pouvoir révolutionnaire des Conseils ; ici, elles parodiaient les groupes de pression du pouvoir étatique.

Les bâtiments occupés, quand ils ne furent pas sous líautorité des « loyaux gérants » syndicalistes, et dans la mesure où ils ne restèrent pas isolés comme possession pseudo-féodale de la seule assemblée de leurs habituels usagers universitaires (par exemple la Sorbonne des premiers jours, les bâtiments ouverts aux travailleurs et zonards par les « étudiants » de Nantes, líI.N.S.A. où síinstallèrent des ouvriers révolutionnaires de Lyon, líInstitut Pédagogique National), constituaient un des points les plus forts du mouvement. La logique propre de ces occupations pouvait conduire aux meilleurs développements : on doit noter, du reste, combien un mouvement qui resta paradoxalement timide devant la perspective de la réquisition des marchandises, ne síinquiétait aucunement de síêtre déjà approprié une part du capital immobilier de líÉtat.

Si la reprise de cet exemple dans les usines fut finalement empêchée, il faut dire aussi que le style créé par beaucoup de ces occupations laissait grandement à désirer. Presque partout les routines conservées empêchèrent de voir la portée de la situation, les instruments quíelle offrait pour líaction en cours. Par exemple, le numéro 77 díInformations Correspondance Ouvrières (janvier 1969) objecte au livre de Viénet ó qui avait cité leur présence à Censier ó que les travailleurs depuis longtemps en contact autour de ce bulletin « níont pas ìsiégéî : ni a la Sorbonne, ni à Censier, ni ailleurs ; tous étaient engagés dans la grève sur leur lieu de travail » et « dans les assemblées, dans la rue ». « Ils níont jamais pensé tenir, sous une forme ou sous une autre une ìpermanenceî dans les facultés, encore moins se constituer en ìliaison ouvrièreî ou en ìconseilî, fut-ce pour le ìmaintien des occupationsî » ; ce quíils disent considérer comme « une participation à des organismes parallèles dont la finalité aurait été de se substituer au travailleur ». Plus loin, I.C.O. ajoute quíils avaient tout de même tenu là « deux réunions par semaine » de leur groupe parce que « les facultés et notamment Censier, plus calme, offraient des salles gratuites et disponibles ». Ainsi, les scrupules des travailleurs díI.C.O. (que líon veut bien supposer des travailleurs aussi efficaces que modestes là où ils síengagent dans la grève, sur les lieux précis de leur travail et dans les rues avoisinantes) les ont menés à ne voir dans un des aspects les plus originaux de la crise que la possibilité de remplacer leur café habituel en empruntant des salles gratuites dans une faculté calme. Ils conviennent aussi, mais díun air toujours aussi satisfait, que nombre de leurs camarades ont « rapidement cessé díassister aux réunions díI.C.O. parce quíils níy trouvaient pas une réponse à leur désir de ìfaire quelque choseî ». Ainsi, « faire quelque chose » est devenu automatiquement, pour ces travailleurs, la honteuse tendance à se substituer « au travailleur », en quelque sorte à líêtre du travailleur en soi qui níexisterait, par définition, que dans son usine, là où par exemple les staliniens líobligeront à se taire, et où I.C.O. devrait normalement attendre que tous les travailleurs se soient purement libérés sur place (sinon, ne risque-t-on pas de se substituer à ce vrai travailleur encore muet ?). Un tel choix idéologique de la dispersion est un défi au besoin essentiel dont tant de travailleurs ont ressenti en mai líurgence vitale : la coordination et la communication des luttes et des idées à partir de bases de rencontres libres, extérieurement à leurs usines soumises à la police syndicale. Pourtant I.C.O. nía pas été, ni avant ni depuis mai, jusquíau bout de son raisonnement métaphysique. Il existe, en tant que publication ronéotypée à travers laquelle quelques dizaines de travailleurs se résignent à « substituer » leurs analyses à celles que peuvent faire spontanément quelques centaines díautres travailleurs qui ne líont pas rédigé. Le numéro 78, de février, nous apprend même quí« en un an, le tirage díI.C.O. est passé de 600 exemplaires à 1000 ». Mais ce Conseil pour le maintien des occupations, par exemple, qui semble choquer la vertu díI.C.O., rien quíen occupant líInstitut Pédagogique National, et sans préjudice de ses autres activités ou publications du moment, a pu faire tirer gratuitement à 100 000 exemplaires, par une entente immédiatement obtenue avec les grévistes de líimprimerie de líI.P.N. à Montrouge, des textes dont le tirage fut répandu, dans sa très grande majorité, parmi díautres travailleurs en grève ; et dont personne nía jusquíà présent essayé de montrer que le contenu pouvait viser le moins du monde à se substituer aux décisions de quelque travailleur que ce soit. Et la participation aux liaisons assurées par le C.M.D.O., à Paris et en province, nía jamais été contradictoire avec la présence de grévistes sur leurs lieux de travail (ni, certes, dans les rues). De plus, quelques typographes grévistes du C.M.D.O. trouvaient fort bon de travailler níimporte où ailleurs sur les machines disponibles, plutôt que de rester passifs dans « leur » entreprise.

Si les puristes de líinaction ouvrière ont certainement manqué là des occasions de prendre la parole, en réponse à toutes les fois où ils furent contraints à un silence qui est devenu chez eux une sorte de fière habitude, la présence díune foule de noyauteurs néo-bolcheviks fut beaucoup plus nuisible. Mais le pire fut encore líextrême manque díhomogénéité de líassemblée qui, dans les premiers jours de líoccupation de la Sorbonne, se retrouva, sans líavoir voulu ni même clairement compris, le centre exemplaire díun mouvement qui entraîna les usines. Ce manque díhomogénéité sociale découlait díabord du poids numérique écrasant des étudiants, malgré la bonne volonté de beaucoup díentre eux, aggravé même par une assez forte proportion de visiteurs obéissant à des motivations simplement touristiques : cíest une telle base objective qui permit le déploiement des plus grossières manúuvres des Péninou ou des Krivine. Líambiguïté des participants síajoutait à líambiguïté essentielle des actes díune assemblée improvisée qui, par la force des choses, en était venue à représenter (à tous les sens du mot, et donc aussi au plus mauvais sens) la perspective conseilliste pour tout le pays. Cette assemblée prenait à la fois des décisions pour la Sorbonne ó díailleurs mal, díune manière mystifiée : elle ne put même jamais devenir maîtresse de son propre fonctionnement ó et pour la société en crise : elle voulait et proclamait, en termes maladroits mais sincères, líunion avec les travailleurs, la négation du vieux monde. En disant ses fautes, níoublions pas combien elle a été écoutée. Le même numéro 77 díI.C.O. reproche aux situationnistes díavoir cherché alors dans cette assemblée líacte exemplaire à faire « entrer dans la légende » ; díy avoir placé quelques têtes « sur le podium de líhistoire ». Nous croyons, nous, níavoir mis personne en vedette sur une tribune historique, mais nous pensons aussi que líaffectation díironie supérieure de ces « belles âmes » ouvrières tombe fort mal. Cíétait une tribune historique.

La révolution ayant été perdante, les mécanismes socio-techniques de la fausse conscience devaient naturellement se rétablir, intacts pour líessentiel : le spectacle se heurte à sa négation pure, et nul réformisme ne peut ensuite venir majorer, ne serait-ce que de 7 %, les concessions quíil accorde à la réalité. Voilà ce que suffirait à montrer aux moins avertis líexamen des trois cents livres environ qui ont paru, à ne considérer que líédition en France même, dans líannée qui a suivi le mouvement des occupations. Ce níest pas ce nombre de livres qui pourrait être raillé ou blâmé, comme ont cru devoir le déclarer certains obsédés du péril de la récupération ; qui pourtant ont díautant moins de raisons díêtre inquiets quíil níy a généralement pas grand chose chez eux qui puisse attirer la cupidité des récupérateurs. Le fait que tant de livres aient été publiés signifie principalement que líimportance historique du mouvement a été profondément ressentie, malgré les incompréhensions et les dénégations intéressées. Ce qui est criticable, beaucoup plus simplement, cíest que, sur trois cents livres, il níy en ait guère que dix qui méritent díêtre lus, quíil síagisse de récits et díanalyses échappant à des idéologies risibles, ou de recueils de documents non-truqués. La sous-information ou la falsification, qui dominent sur toute la ligne, ont trouvé une application privilégiée dans la manière dont on a, presque toujours, rendu compte de líactivité des situationnistes. Sans parler même des livres qui se bornent à garder le silence sur ce point, ou à quelques imputations absurdes, trois styles de contre-vérité ont été choisis par autant de séries de ces ouvrages. Le premier modèle consiste à limiter líaction de líI.S. à Strasbourg, dix-huit mois auparavant, comme premier déclenchement lointain díune crise dont elle aurait ensuite disparu (cíest également la position du livre des Cohn-Bendit, qui a même réussi à ne pas dire un mot sur líexistence du groupe des « Enragés » à Nanterre). Le deuxième modèle, mensonge cette fois positif et non plus par omission, affirme contre toute évidence que les situationnistes auraient accepté díavoir un contact quelconque avec le « mouvement du 22 mars » ; et beaucoup vont jusquíà nous y fondre complètement. Enfin, le troisième modèle nous présente comme un groupe autonome díirresponsables et de furieux, surgissant par surprise, voire à main armée, à la Sorbonne ou ailleurs, pour semer un monstrueux désordre ; et proférant les plus extravagantes exigences.

Pourtant, il est difficile de nier une certaine continuité dans líaction des situationnistes en 1967-1968. Il semble même que cette continuité ait été précisément ressentie comme un désagrément par ceux qui prétendent, à grands coups díinterviews ou de recrutements, se faire attribuer un rôle de leader du mouvement, rôle que líI.S., pour sa part, a toujours repoussé : leur stupide ambition porte certains de ces gens à cacher ce que, justement, ils connaissent un peu mieux que díautres. La théorie situationniste síétait trouvée pour beaucoup dans líorigine de cette critique généralisée qui produisit les premiers incidents de la crise de mai, et qui se déploya avec elle. Ceci níétait pas seulement le fait de notre intervention contre líUniversité de Strasbourg. Les livres de Vaneigem et Debord, par exemple, dans les quelques mois précédant mai, avaient été répandus déjà à 2 ou 3 000 exemplaires chaque, surtout à Paris, et une proportion inhabituelle en avait été lue par des travailleurs révolutionnaires (díaprès certains indices, il paraît que ces deux livres ont été, du moins relativement à leur tirage, les plus volés en librairie de líannée 1968). À travers le groupe des Enragés, líI.S. peut se flatter de níavoir pas été sans importance dans líorigine précise de líagitation de Nanterre, qui mena si loin. Enfin, nous croyons níêtre pas trop restés en deçà du grand mouvement spontané des masses qui domina le pays en mai 1968, tant par ce que nous avons fait à la Sorbonne que par les diverses formes díaction que put ensuite mener le « Conseil pour le maintien des occupations ». En plus de líI.S. proprement dite, ou díun bon nombre díindividus qui en admettaient les thèses et agirent en conséquence, bien díautres encore défendirent des perspectives situationnistes, soit par une influence directe, soit inconsciemment, parce quíelles étaient en grande partie celles que cette époque de crise révolutionnaire portait objectivement. Ceux qui en doutent níont quíà lire les murs (pour qui nía pas eu cette expérience directe, citons le recueil de photographies publié par Walter Lewino, Líimagination au pouvoir, Losfeld, 1968).

On peut donc avancer que la minimisation systématique de líI.S. níest quíun détail homologue à la minimisation actuelle, et normale dans líoptique dominante, de líensemble du mouvement des occupations. Líespèce de jalousie éprouvée par certains gauchistes, et qui contribue fortement à cette besogne, est du reste complètement hors de propos. Les groupuscules les plus gauchistes níont aucun motif de se poser en rivaux de líI.S., parce que líI.S. níest pas un groupe dans leur genre, les concurrençant sur le terrain de leur militantisme ou prétendant comme eux diriger le mouvement révolutionnaire, au nom de líinterprétation prétendue « correcte » de telle verité pétrifiée extraite du marxisme ou de líanarchisme. Voir ainsi la question, cíest oublier que, contrairement à ces redites abstraites où díanciennes conclusions toujours actuelles dans les luttes de classes se trouvent inextricablement mélangées à une foule díerreurs ou díimpostures qui síentredéchirent, líI.S. avait principalement apporté un esprit nouveau dans les débats théoriques sur la société, la culture, la vie. Cet esprit était, assurément, révolutionnaire. Il a pu se lier, dans une certaine mesure, au mouvement révolutionnaire réel qui recommençait. Et cíest dans la mesure même où ce mouvement avait lui aussi un caractère nouveau quíil síest trouvé ressembler à líI.S., quíil en a partiellement repris à son compte les thèses ; et nullement par un processus politique traditionnel díadhésion ou de suivisme. Le caractère largement nouveau de ce mouvement pratique est précisément lisible dans cette influence même, tout à fait étrangère à un rôle directif, que líI.S. síest trouvée exercer. Toutes les tendances gauchistes ó y compris le « 22 mars » qui tenait dans son bric-à-brac du léninisme, du stalinisme chinois, de líanarchisme, et même un zeste de « situationnisme » incompris ó síappuyaient très explicitement sur un long passé de luttes, díexemples, de doctrines cent fois publiées et discutées. Sans doute, ces luttes et ces publications avaient été étouffées par la réaction stalinienne, négligées par les intellectuels bourgeois. Mais elles étaient cependant infiniment plus accessibles que les positions nouvelles de líI.S., qui níavaient jamais pu se faire connaître que par nos propres publications et activités récentes. Si les rares documents connus de líI.S. ont rencontré une telle audience, cíest évidemment quíune partie de la critique pratique avancée se reconnaissait díelle-même dans ce langage. Ainsi, nous nous trouvons maintenant en assez bonne position pour dire ce que mai fut essentiellement, même dans sa part demeurée latente : pour rendre conscientes les tendances inconscientes du mouvement des occupations. Díautres, qui mentent, disent quíil níy avait rien à comprendre dans ce déchaînement absurde ; ou bien ne décrivent comme le tout, à travers líécran de leur idéologie, que des aspects réels plus anciens et moins importants ; ou bien continuent lí« argumentisme » à travers maintenant de nouveaux sujets de « questionnement » nourri de lui-même. Ils ont pour eux les grands journaux et les petites amitiés, la sociologie et les gros tirages. Nous níavons rien de tout cela, et nous ne tenons notre droit à la parole que de nous-mêmes. Et pourtant, ce quíils disent de mai devra síéloigner dans líindifférence et être oublié ; et cíest ce que nous en disons, nous, qui devra rester, qui finalement sera cru et sera repris.

Líinfluence de la théorie situationniste se lit, aussi bien que sur les murs, dans les actions des révolutionnaires de Nantes et dans celles, différemment exemplaires, des Enragés à Nanterre. On voit, dans la presse du début de 1968, quelle indignation répondit aux nouvelles formes díaction inaugurées ou systématisées par les Enragés. Nanterre-dans-la-boue y devenait « Nanterre-la-Folie » parce que quelques « voyous de campus » síétaient mis un jour díaccord sur le fait que « tout ce qui est discutable est à discuter », et parce quíils voulaient « quíon se le dise ».

De fait, ceux qui se rencontrèrent alors et formèrent le Groupe des Enragés níavaient pas díidée díagitation préconçue. Ces « étudiants » níétaient là que pour la forme, et les bourses. Il arriva seulement que les ornières et les bidonvilles leur furent moins odieux que les bâtiments de béton, la balourde fatuité étudiante, et les arrières-pensées des professeurs modernistes. Ils voyaient là un reste díhumanité, quand ils ne trouvaient que misère, ennui, ou mensonge, dans le bouillon de culture où pataugeaient de concert Lefebvre et son honnêteté, Touraine et la fin de la lutte des classes, Bouricaud et ses gros bras, Lourau et son avenir. De plus, ils connaissaient les thèses situationnistes, savaient que les têtes pensantes du ghetto les connaissaient, y pensaient souvent, et y puisaient leur modernisme. Ils décidèrent que tout le monde le saurait, et síemployèrent à démasquer le mensonge, se réservant de trouver plus tard díautres terrains de jeux : ils comptaient bien que, les menteurs et les étudiants chassés, la Faculté détruite, la chance leur nouerait díautres rencontres, à une autre échelle, et quíalors « bonheur et malheur prendraient forme ».

Leur passé, quíils ne cachaient pas (origine majoritairement anarchiste mais aussi surréaliste, dans certain cas trotskiste) eut tôt fait díinquiéter ceux auxquels ils se heurtèrent díabord : les vieux groupuscules gauchistes, trotskistes du C.L.E.R. ou étudiants anarchistes englobant Daniel Cohn-Bendit, se disputant tous sur le manque díavenir de líU.N.E.F. et la fonction de psychologue. Le choix quíils firent díexclusions nombreuses et sans indulgence inutile les garantit contre le succès quíils connurent rapidement auprès díune vingtaine díétudiants ; il les garantissait aussi des adhérents débiles, de tous ceux qui guettaient un situationnisme sans situationniste où ils pourraient porter leurs obsessions et leurs misères. Dans ces conditions, le groupe, qui atteignit parfois la quinzaine, fut le plus souvent formé díune demi-douzaine díagitateurs. On a vu que cíétait suffisant.

Les méthodes quíemployèrent les Enragés, sabotages de cours en particulier, si elles sont aujourdíhui banales dans les Facultés comme dans les lycées, scandalisèrent profondément aussi bien les gauchistes que les bons étudiants, les premiers organisant même parfois des services díordre pour protéger les professeurs díune pluie díinjures et díoranges pourries. La généralisation de líusage de líinsulte méritée, du graffiti, le mot díordre de boycott inconditionnel des examens, la distribution de tracts dans les locaux universitaires, le scandale quotidien de leur existence enfin, attirèrent sur les Enragés la première tentative de répression : convocation de Riesel et Bigorgne devant le doyen, le 25 janvier ; expulsion de Cheval hors de la résidence au début de février ; interdiction de séjour (fin février), puis cinq ans díexclusion de líUniversité française (début avril) pour Bigorgne. Entretenue par les groupuscules, une agitation plus étroitement politique commença à se développer parallèlement.

Cependant, les vieux singes de la Réserve, perdus dans líimbroglio de la mise en scène de leur « pensée », ne síinquiétèrent que tardivement. Il fallut donc les forcer à faire la grimace, tel Morin síécriant, vert de dépit, sous les applaudissements des étudiants : « Líautre jour vous míavez rejeté aux poubelles de líHistoireÖ » ó Interruption : « Comment se fait-il que tu en sois ressorti ? » ó « Je préfère être du côté des poubelles que du côté de ceux qui les manient, et en tout cas, je préfère être du côté des poubelles que du côté des crématoires ! » Tel encore Touraine, bavant de rage et hurlant : « Jíen ai assez des anarchistes, et encore plus des situationnistes ! Pour le moment, cíest moi qui commande ici, et si un jour cíétait vous, je míen irais dans les endroits où líon sait ce que cíest que le travail. » Ce níest quíun an plus tard que les découvertes de ces précurseurs trouvèrent leur usage, dans les articles de Raymond Aron et díÉtiemble, protestant contre líimpossibilité de travailler, et la montée du totalitarisme gauchiste et du fascisme rouge. À partir du 26 janvier, les interruptions violentes des cours ne cessèrent presque pas, jusquíau 22 mars. Elles entretenaient une agitation permanente en vue de la réalisation de plusieurs projets qui avortèrent : publication díune brochure au début de mai, et aussi envahissement et pillage du bâtiment administratif de la Faculté, avec líaide des révolutionnaires nantais, au début de mars. Avant díen voir tant, le Doyen Grappin dénonçait dans sa conférence de presse du 28 mars « un groupe díétudiants irresponsables, qui depuis quelques mois perturbent les cours et les examens, et pratiquent des méthodes de partisans dans la FacultéÖ Ces étudiants ne se rattachent à aucune organisation politique connue. Ils constituent un élément explosif dans un milieu très sensible. » Quant à la brochure, líimprimeur des Enragés avança moins vite que la révolution. Après la crise, il fallut renoncer à publier un texte qui eût paru prétendre au prophétisme après líévénement.

Tout ceci explique líintérêt que les Enragés prirent à la soirée du 22 mars, quelque pût être leur méfiance a priori pour líensemble des autres protestataires. Tandis que Cohn-Bendit, déjà star au firmament nanterrois, parlementait avec les moins décidés, dix Enragés seuls síinstallèrent dans la salle du Conseil de Faculté, où ils ne furent rejoints que 22 minutes plus tard par le futur « Mouvement du 22 Mars ». On sait (cf. Viénet) comment et pourquoi ils se retirèrent de cette farce. Ils voyaient, de plus, que la police níarrivait pas et quíils ne pourraient avec de tels gens réaliser le seul objectif quíils síétaient fixé pour la nuit : détruire complètement les dossiers díexamens. Aux premières heures du 23, ils décidaient díexclure cinq díentre eux qui avaient refusé de quitter la salle, par crainte de « se couper des masses » étudiantes !

Il est certes piquant de constater quíaux origines du mouvement de mai on trouve un règlement de comptes avec les penseurs doubles du gang argumentiste. Mais, en síattaquant à la laide cohorte des penseurs subversifs appointés par líÉtat, les Enragés faisaient autre chose que vider une querelle ancienne : ils parlaient déjà en tant que mouvement des occupations luttant pour líoccupation réelle, par tous les hommes, de tous les secteurs de la vie sociale régis par le mensonge. Et de même, en écrivant sur des murs en béton « prenez vos désirs pour la réalité », ils détruisaient déjà líidéologie récupératrice de « líimagination au pouvoir », prétentieusement lancée par le « 22 mars ». Cíest quíils avaient des désirs, et les autres pas díimagination.

Les Enragés ne revinrent presque plus à Nanterre en avril. Les velléités de démocratie directe affichées par le « mouvement du 22 mars » étaient évidemment irréalisables en si mauvaise compagnie, et ils refusaient díavance la petite place quíon était tout prêt à leur faire comme amuseurs extrémistes, à gauche de la dérisoire « Commission culture et créativité ». À líopposé la reprise par les étudiants nanterrois, quoique dans un but trouble díanti-impérialisme, de certaines de leurs techniques díagitation, signifiait que le débat commençait à être placé sur le terrain quíils avaient voulu définir. Les étudiants de Paris qui avaient attaqué la police le 3 mai, en réponse à la dernière des maladresses de líadministration universitaire, le prouvèrent aussi : le violent tract de mise en garde des Enragés La rage au ventre, distribué le 6 mai, ne put indigner que les léninistes quíil dénonçait, tant il était à la mesure exacte du mouvement réel ; en deux journées de combat de rue, les émeutiers avaient trouvé son mode díemploi. Líactivité autonome des Enragés síacheva díune manière aussi conséquente quíelle avait commencé. Ils furent traités en situationnistes avant même díêtre dans líI.S., puisque les récupérateurs gauchistes síinspirèrent díeux en croyant pouvoir les cacher, par leur propre étalage devant ces journalistes que les Enragés avaient évidemment repoussés. Le terme même dí« Enragés », par lequel Riesel a donné une marque inoubliable au mouvement des occupations, prit tardivement et pour quelque temps une signification publicitaire « cohn-bendiste ».

La succession rapide des luttes dans la rue, dans la première décade de mai, avait tout de suite rassemblé les membres de líI.S., les Enragés, et quelques autres camarades. Cet accord fut formalisé au lendemain de líoccupation de la Sorbonne, le 14 mai, quand ils se fédérèrent dans un « Comité Enragés-I.S. », qui commença le même jour à publier quelques documents portant cette signature. Une plus large expression autonome des thèses situationnistes à líintérieur du mouvement síen suivit, mais il ne síagissait pas de poser des principes particuliers díaprès lesquels nous aurions prétendu modeler le mouvement réel : en disant ce que nous pensions, nous disions qui nous étions, alors que tant díautres se déguisaient pour expliquer quíil fallait suivre la politique correcte de leur comité central. Ce soir-là, líassemblée générale de la Sorbonne, effectivement ouverte aux travailleurs, entreprit díorganiser son pouvoir sur place, et René Riesel, qui y avait affirmé les positions les plus radicales sur líorganisation même de la Sorbonne et sur líextension totale de la lutte commencée, fut élu au premier Comité díOccupation. Le 15, les situationnistes présents à Paris adressèrent en province et à líétranger une circulaire : Aux membres de líI.S., aux camarades qui se sont déclarés en accord avec nos thèses. Ce texte analysait brièvement le processus en cours et ses développements possibles, par ordre de probabilité décroissante ó épuisement du mouvement au cas où il resterait limité « chez les étudiants avant que líagitation anti-bureaucratique níait gagné plus le milieu ouvrier » ; répression ; ou enfin « révolution sociale ? » Il comportait aussi un compte-rendu de notre activité jusque-là, et appelait à agir tout de suite au maximum « pour faire connaître, soutenir, étendre líagitation ». Nous proposions comme thèmes immédiats en France : « líoccupation des usines » (on venait díapprendre líoccupation de Sud-Aviation, survenue la veille au soir) ; « constitution de Conseils Ouvriers ; la fermeture définitive de líUniversité, critique complète de toutes les aliénations ». Il faut noter que cíétait la première fois, depuis que líI.S. existe, que nous demandions à qui que ce fût, même parmi les plus proches de nos positions, de faire quelque chose. Aussi notre circulaire ne resta-t-elle pas sans écho, et notamment dans quelques-unes des villes où le mouvement de mai síimposait le plus fortement. Le 16 au soir, líI.S. lança une deuxième circulaire, exposant les développements de la journée et prévoyant « une épreuve de force majeure ». La grève générale interrompit là cette série, qui fut reprise sous une autre forme, après le 20 mai, par les émissaires que le C.M.D.O. envoyait en province et à líétranger.

Le livre de Viénet a décrit en détails comment le Comité díoccupation de la Sorbonne, réélu en bloc par líassemblée générale du 15 au soir, vit disparaître sur la pointe des pieds la majorité des ses membres, qui pliaient devant les manúuvres et les tentatives díintimidation díune bureaucratie informelle síemployant à ressaisir souterrainement la Sorbonne (U.N.E.F., M.A.U., J.C.R., etc.). Les Enragés et les situationnistes se trouvèrent donc avoir la responsabilité du Comité díoccupation les 16 et 17 mai. Líassemblée générale du 17 níayant finalement pas approuvé les actes par lesquels ce Comité avait exercé son mandat, et ne les ayant du reste pas davantage désapprouvés (les manipulateurs empêchèrent tout vote de líassemblée), nous avons aussitôt déclaré que nous quittions la Sorbonne défaillante, et tous ceux qui síétaient groupés autour de ce Comité díoccupation síen allèrent avec nous : ils allaient constituer le noyau du Conseil pour le maintien des occupations. Il convient de faire remarquer que le deuxième Comité díoccupation, élu après notre départ, resta en fonction, identique à lui-même et de la glorieuse manière que líon sait, jusquíau retour de la police en juin. Jamais plus il ne fut question de faire réélire chaque jour par líassemblée ses délégués révoquables. Ce Comité de professionnels en vint même vite par la suite à supprimer les assemblées générales, qui níétaient à ses yeux quíune cause de trouble et une perte de temps. Au contraire, les situationnistes peuvent résumer leur action dans la Sorbonne par cette seule formule : « tout le pouvoir à líassemblée générale ». Aussi est-il plaisant díentendre maintenant parler du pouvoir situationniste dans la Sorbonne, alors que la réalité de ce « pouvoir » fut de rappeler constamment le principe de la démocratie directe ici même et partout, de dénoncer díune façon ininterrompue récupérateurs et bureaucrates, díexiger de líassemblée générale quíelle prenne ses responsabilités en décidant, et en rendant toutes ses décisions exécutoires.

Notre Comité díoccupation, par son attitude conséquente, avait soulevé líindignation générale des manipulateurs et bureaucrates gauchistes. Si nous avions défendu dans la Sorbonne les principes et les méthodes de la démocratie directe, nous étions pourtant assez dépourvus díillusions sur la composition sociale et le niveau général de conscience de cette assemblée : nous mesurions bien le paradoxe díune délégation plus ferme que ses mandants dans cette volonté de démocratie directe, et nous voyions quíil ne pouvait durer. Mais nous nous étions surtout employés à mettre au service de la grève sauvage qui commençait les moyens, non négligeables, que nous offraient la possession de la Sorbonne. Cíest ainsi que le Comité díoccupation lança le 16, à 15 heures, une brève déclaration par laquelle il appelait « à líoccupation immédiate de toutes les usines en France et à la formation de Conseils Ouvriers ». Le reste de ce qui nous fut reproché níétait presque rien en regard du scandale que causa partout ó sauf chez les « occupants de base » ó ce « téméraire » engagement de la Sorbonne. Pourtant, à cet instant, deux ou trois usines étaient occupées, une partie des transporteurs des N.M.P.P. essayaient de bloquer la distribution des journaux, et plusieurs ateliers de Renault, comme on allait líapprendre deux heures après, commençaient avec succès à faire interrompre le travail. On se demande au nom de quoi des individus sans titre pouvaient prétendre gérer la Sorbonne síils níétaient pas partisans de la saisie par les travailleurs de toutes les propriétés dans le pays ? Il nous semble quíen se prononçant de la sorte, la Sorbonne apporta une dernière réponse restant encore au niveau du mouvement dont les usines prenaient heureusement la suite, cíest-à-dire au niveau de la réponse quíelles apportaient elles-mêmes aux premières luttes limitées du Quartier Latin. Certainement, cet appel níallait pas contre les intentions de la majorité des gens qui étaient alors dans la Sorbonne, et qui firent tant pour le répandre. Díailleurs, les occupations díusines síétendant, même les bureaucrates gauchistes devinrent partisans díun fait sur lequel ils níavaient pas osé se compromettre la veille, quoique sans renier leur hostilité aux Conseils. Le mouvement des occupations níavait vraiment pas besoin díune approbation de la Sorbonne pour síétendre à díautres entreprises. Mais, outre le fait quíà ce moment chaque heure comptait pour relier toutes les usines à líaction commencée par quelques-unes, tandis que les syndicats essayaient partout de gagner du temps pour empêcher líarrêt général du travail, et quíun tel appel à cet endroit connut sur le champ une grande diffusion, y compris radiophonique, il nous paraissait surtout important de montrer, avec la lutte qui commençait, le maximum auquel elle devait tendre tout de suite. Les usines níallèrent pas jusquíà former des Conseils, et les grévistes qui commençaient à accourir à la Sorbonne níy découvrirent certes pas le modèle.

Il est permis de penser que cet appel contribua à ouvrir çà et là quelques perspectives de lutte radicale. En tout cas, il figure certainement parmi les faits de cette journée qui inspirèrent le plus de craintes. On sait que le Premier ministre, à 19 heures, faisait diffuser un communiqué affirmant que le gouvernement « en présence de diverses tentatives annoncées ou amorcées par des groupes díextrémistes pour provoquer une agitation généralisée », ferait tout pour maintenir « la paix publique » et líordre républicain, « dès lors que la réforme universitaire ne serait plus quíun prétexte pour plonger le pays dans le désordre ». On rappelait en même temps 10 000 réservistes de la gendarmerie. La « réforme universitaire » níétait effectivement quíun prétexte, même pour le gouvernement, qui masquait sous cette honorable nécessité, si brusquement découverte par lui, son recul devant líémeute au Quartier Latin.

Le Conseil pour le maintien des occupations, occupant díabord líI.P.N. rue díUlm, fit de son mieux pendant la suite díune crise à laquelle, dès que la grève fut générale et síimmobilisa dans la défensive, aucun groupe révolutionnaire organisé existant alors níavait díailleurs plus les moyens díapporter une contribution notable. Réunissant les situationnistes, les Enragés, et de trente à soixante autres révolutionnaires conseillistes (dont moins díun dixième peuvent être comptés comme étudiants), le C.M.D.O. assura un grand nombre de liaisons en France et au-dehors, síemployant particulièrement, vers la fin du mouvement, à en faire connaître la signification aux révolutionnaires díautres pays, qui ne pouvaient manquer de síen inspirer. Il publia, à près de 200 000 exemplaires pour chacun des plus importants, un certain nombre díaffiches et de documents, dont les principaux furent le Rapport sur líoccupation de la Sorbonne, du 19 mai ; Pour le pouvoir des Conseils Ouvriers, du 22 ; et líAdresse à tous les travailleurs, du 30. Le C.M.D.O., qui níavait été dirigé ni embrigadé pour le futur par personne, « convint de se dissoudre le 15 juin (Ö) Le C.M.D.O. níavait rien cherché à obtenir pour lui, pas même à mener un quelconque recrutement en vue díune existence permanente. Ses participants ne séparaient pas leurs buts personnels des buts généraux du mouvement. Cíétaient des individus indépendants, qui síétaient groupés pour une lutte, sur des bases déterminées, dans un moment précis ; et qui redevinrent indépendants après elle. » (Viénet, op. cit.). Le Conseil pour le maintien des occupations avait été « un lien, pas un pouvoir ».

Certains nous ont reproché, en mai et depuis, díavoir critiqué tout le monde, et ainsi de níavoir présenté comme acceptable que la seule activité des situationnistes. Cíest inexact. Nous avons approuvé le mouvement des masses, dans toute sa profondeur, et les initiatives remarquables de dizaines de milliers díindividus. Nous avons approuvé la conduite de quelques groupes révolutionnaires que nous avons pu connaître, à Nantes et à Lyon ; ainsi que les actes de tous ceux qui ont été en contact avec le C.M.D.O. Les documents cités par Viénet montrent à líévidence quíen outre nous approuvons partiellement nombre de déclarations émanant de Comités díaction. Il est certain que beaucoup de groupes ou comités qui sont restés inconnus de nous pendant la crise auraient eu notre approbation si nous avions eu líoccasion díen être informés ó et il est encore plus patent que, les ignorant, nous níavons pu díaucune manière les critiquer. Ceci dit, quand il síagit des petits partis gauchistes et du « 22 mars », de Barjonet ou de Lapassade, il serait tout de même surprenant que líon attendît de nous quelque approbation polie, quand on connaît nos positions préalables, et quand on peut constater quelle a été dans cette période líactivité des gens en question.

Pas davantage nous níavons prétendu que certaines formes díaction quía revêtu le mouvement des occupations ó à líexception peut-être de líemploi des bandes dessinées critiques ó aient eu une origine directement situationniste. Nous voyons, au contraire, líorigine de toutes dans des luttes ouvrières « sauvages » ; et depuis plusieurs années certains numéros de notre revue les avaient citées à mesure, en spécifiant bien díoù elles venaient. Ce sont les ouvriers qui, les premiers, ont attaqué le siège díun journal pour protester contre la falsification des informations les concernant (à Liège en 1961) ; qui ont brûlé les voitures (à Merlebach en 1962) ; qui ont commencé à écrire sur les murs les formules de la nouvelle révolution (« Ici finit la liberté », sur un mur de líusine Rhodiaceta en 1967). En revanche, on peut signaler, évident prélude à líactivité des Enragés à Nanterre, quíà Strasbourg, le 26 octobre 1966, pour la première fois un professeur díUniversité fut pris à partie et chassé de sa chaire : cíest le sort que les situationnistes firent subir au cybernéticien Abraham Moles lors de son cours inaugural.

Tous nos textes publiés pendant le mouvement des occupations montrent que les situationnistes níont jamais répandu díillusions, à ce moment, sur les chances díun succès complet du mouvement. Nous savions que ce mouvement révolutionnaire, objectivement possible et nécessaire, était parti subjectivement de très bas : spontané et émietté, ignorant son propre passé et la totalité de ses buts, il revenait díun demi-siècle díécrasement, et trouvait devant lui tous ses vainqueurs encore bien en place, bureaucrates et bourgeois. Une victoire durable de la révolution níétait à nos yeux quíune très faible possibilité, entre le 17 et le 30 mai. Mais, du moment que cette chance existait, nous líavons montrée comme le maximum en jeu à partir díun certain point atteint par la crise, et qui valait certainement díêtre risqué. Déjà, à nos yeux, le mouvement était alors, quoi quíil pût advenir, une grande victoire historique, et nous pensions que la moitié seulement de ce qui síétait déjà produit eût été un résultat très significatif.

Personne ne peut nier que líI.S., opposée également en ceci à tous les groupuscules, síest refusée à toute propagande en sa faveur. Ni le C.M.D.O. nía arboré le « drapeau situationniste », ni aucun de nos textes de cette époque nía parlé de líI.S., excepté pour répondre à líimpudente invite de front commun lancée par Barjonet au lendemain du meeting de Charléty. Et parmi les multiples sigles publicitaires des groupes à vocation dirigeante, on nía pas pu voir une seule inscription évoquant líI.S. tracée sur les murs de Paris ; dont cependant nos partisans étaient sans doute les principaux maîtres.

Il nous semble, et nous présentons cette conclusion díabord aux camarades díautres pays qui connaîtront une crise de cette nature, que ces exemples montrent ce que peuvent faire, dans le premier stade de réapparition du mouvement révolutionnaire prolétarien, quelques individus, cohérents pour líessentiel. En mai, il níy avait à Paris quíune dizaine de situationnistes et díEnragés, et aucun en province. Mais líheureuse conjonction de líimprovisation révolutionnaire spontanée et díune sorte díaura de sympathie qui existait autour de líI.S. permirent de coordonner une action assez vaste, non seulement à Paris, mais dans plusieurs grandes villes, comme síil síétait agi díune organisation préexistante à líéchelle nationale. Plus largement même que cette organisation spontanée, une sorte de vague et mystérieuse menace situationniste fut ressentie et dénoncée en beaucoup díendroits : en étaient les porteurs quelques centaines, voire quelques milliers, díindividus que les bureaucrates et les modérés qualifiaient de situationnistes ou, plus souvent, selon líabréviation populaire qui apparut à cette époque, de situs. Nous nous considérons comme honorés par le fait que ce terme de « situ », qui paraît avoir trouvé son origine péjorative dans le langage de certains milieux étudiants de province, non seulement a servi à désigner les plus extrémistes participants du mouvement des occupations, mais encore comportait certaines connotations évoquant le vandale, le voleur, le voyou.

Nous ne pensons pas avoir évité de commettre des fautes. Cíest encore pour líinstruction de camarades qui peuvent se trouver ultérieurement dans des circonstances similaires, que nous les énumérons ici.

Dans la rue Gay-Lussac, où nous nous retrouvions par petits groupes rassemblés spontanément, chacun de ces groupes rencontra plusieurs dizaines de personnes connues, ou qui seulement nous connaissaient de vue et venaient nous parler. Puis chacun, dans líadmirable désordre que présentait ce « quartier libéré », même longtemps avant líinévitable attaque des policiers, síéloignait vers telle « frontière » ou tel préparatif de défense. De sorte que, non seulement tous ceux-là restèrent plus ou moins isolés, mais nos groupes mêmes, le plus souvent, ne purent se joindre. Ce fut une lourde erreur de notre part de níavoir pas tout de suite demandé à tous de rester groupés. En moins díune heure, un groupe agissant ainsi eût inévitablement fait boule de neige, en rassemblant tout ce que nous pouvions connaître parmi ces barricadiers ó où chacun de nous retrouvait plus díamis quíon en rencontre au hasard en une année dans Paris. On pouvait ainsi former une bande de deux à trois cents personnes, se connaissant et agissant ensemble, ce qui justement a le plus manqué dans cette lutte dispersée. Sans doute, le rapport numérique avec les forces qui cernaient le quartier, environ trois fois plus nombreuses que les émeutiers, sans parler même de la supériorité de leur armement, condamnait de toute façon cette lutte à líéchec. Mais un tel groupe pouvait permettre une certaine liberté de manúuvre, soit par quelque contre-charge sur un point du périmètre attaqué, soit en poussant les barricades à líest de la rue Mouffetard, zone assez mal tenue par la police jusquíà une heure très tardive, pour ouvrir une voie de retraite à tous ceux qui furent pris dans le filet (quelques centaines níéchappant que par chance, grâce au précaire refuge de líÉcole Normale Supérieure).

Au Comité díoccupation de la Sorbonne, nous avons fait, vu les conditions et la précipitation du moment, à peu près tout ce que nous pouvions faire. On ne peut nous reprocher de níavoir pas fait davantage pour modifier líarchitecture de ce triste édifice, dont nous níeûmes même pas le temps de faire le tour. Il est vrai quíune chapelle y subsistait, fermée, mais nous avions appelé par affiche les occupants ó et Riesel également dans son intervention à líassemblée générale du 14 mai ó à la détruire au plus vite. Díautre part, « Radio-Sorbonne » níexiste nullement en tant quíappareil émetteur, et on ne doit donc pas nous blâmer de ne pas líavoir employé. Il va de soi que nous níavons pas envisagé ni préparé líincendie du bâtiment, le 17 mai, comme le bruit en a couru alors à la suite de quelques calomnies obscures des groupuscules : cette date suffit à montrer combien le projet eût été impolitique. Nous ne nous sommes pas davantage dispersés sur les détails, quelque utilité quíon puisse leur reconnaître. Ainsi, cíest pure fantaisie quand Jean Maitron avance que « le restaurant et la cuisine de la SorbonneÖ sont restés jusquíen juin contrôlés par les ìsituationnistesî. Très peu díétudiants parmi eux. Beaucoup de jeunes sans travail. » (La Sorbonne par elle-même, p. 114, Éditions Ouvrières, 1968). Nous devons toutefois nous reprocher cette erreur : les camarades chargés díenvoyer au tirage les tracts et déclarations émanant du Comité díoccupation, à partir de 17 heures le 16 mai, remplacèrent la signature « Comité díoccupation de la Sorbonne » par « Comité díoccupation de líUniversité autonome et populaire de la Sorbonne », et personne ne síen avisa. Il est sûr que cíétait une régression díune certaine portée, car la Sorbonne níavait díintérêt à nos yeux quíen tant que bâtiment saisi par le mouvement révolutionnaire, et cette signature donnait à croire que nous pouvions reconnaître le lieu comme prétendant encore être une Université, fut-elle « autonome et populaire » ; chose que nous méprisons en tout cas, et quíil était díautant plus fâcheux de paraître accepter en un tel moment. Une faute díinattention, moins importante, fut commise le 17 mai quand un tract, émanant díouvriers de la base venus de Renault, fut diffusé sous la signature « Comité díoccupation ». Le Comité díoccupation avait certes très bien fait de fournir des moyens díexpression, sans aucune censure, à ces travailleurs, mais il fallait préciser que ce texte était rédigé par eux, et se trouvait seulement édité par le Comité díoccupation ; et ceci díautant plus que ces ouvriers, appelant à continuer les « marches sur Renault », admettaient encore à cette heure líargument mystifiant des syndicats sur la nécessité de garder fermées les portes de líusine, pour quíune attaque de la police ne pût pas prendre prétexte et avantage de leur ouverture.

Le C.M.D.O. oublia de faire porter sur chacune de ses publications la mention « imprimé par des ouvriers en grève », qui certainement eût été exemplaire, en parfait accord avec les théories quíelles évoquaient, et qui eût donné une excellente réplique à líhabituelle marque syndicale des imprimeries de presse. Erreur plus grave : tandis quíun usage excellent était fait du téléphone, nous avons complètement négligé la possibilité de nous servir des téléscripteurs qui permettaient de toucher quantité díusines et de bâtiments occupés en France, et díenvoyer des informations dans toute líEurope. Singulièrement, nous avons négligé le circuit utilisable des observatoires astronomiques, qui nous était accessible au moins à partir de líObservatoire occupé de Meudon. 

Mais ceci dit, et síil síagit de formuler un jugement sur líessentiel, toutes ces entreprises de líI.S. rassemblées et considérées, nous ne voyons point en quoi elle mériterait díêtre blâmée.

Citons maintenant les principaux résultats du mouvement des occupations, jusquíici. En France, ce mouvement a été vaincu, mais díaucune manière écrasé. Cíest sans doute le point le plus notable, et qui présente le plus grand intérêt dans la pratique. Il semble que jamais une crise sociale díune telle gravité níavait fini sans quíune répression ne vienne affaiblir, plus ou moins durablement, le courant révolutionnaire ; comme une sorte de contrepartie dont il doit síattendre à payer líexpérience historique qui, chaque fois, a été portée à líexistence. On sait quíaucune répression proprement politique nía été maintenue, quoique naturellement, en plus des nombreux étrangers expulsés administrativement, plusieurs centaines díémeutiers se soient trouvés condamnés, dans les mois suivants, pour des délits dits « de droit commun » (si plus díun tiers de líeffectif du Conseil pour le maintien des occupations avait été arrêté dans les divers affrontements, aucun de ses membres ne tomba dans cette rubrique, le mouvement de retraite du C.M.D.O., à la fin de juin, ayant été fort bien conduit). Tous les responsables politiques qui níavaient pas su échapper à líarrestation à la fin de la crise ont été libérés après quelques semaines de détention, et aucun nía été traduit devant un tribunal. Le gouvernement a dû se résoudre à ce nouveau recul rien que pour obtenir une apparence de rentrée universitaire calme, et une apparence díexamens à líautomne de 1968 ; la seule pression du Comité díaction des étudiants en médecine obtint cette importante concession dès la fin du mois díaoût.

Líampleur de la crise révolutionnaire a gravement déséquilibré « ce qui a été attaqué de frontÖ líéconomie capitaliste fonctionnant bien » (Viénet), non certes du fait de líaugmentation, tout à fait supportable, consentie sur les salaires, ni même du fait de líarrêt total de la production pendant quelques semaines ; mais surtout parce que la bourgeoisie française a perdu sa confiance dans la stabilité du pays : ce qui ó rejoignant les autres aspects de líactuelle crise monétaire des échanges internationaux ó a entraîné líévasion massive des capitaux et la crise du Franc apparue dès novembre (les réserves en devises du pays sont tombées de 30 milliards de Francs en mai 1968 à 18 milliards un an après). Après la dévaluation retardée du 8 août 1969, Le Monde du lendemain commençait à síapercevoir que « le franc, comme le général, était ìmortî en mai ».

Le régime « gaulliste » níétait quíun bien mince détail dans cette mise en question générale du capitalisme moderne. Pourtant le pouvoir de de Gaulle a reçu, lui aussi, le coup mortel en mai. Malgré son rétablissement de juin ó objectivement facile, comme nous líavons dit, puisque la véritable lutte avait été perdue ailleurs ó, de Gaulle ne pouvait effacer, comme responsable de líÉtat qui avait survécu au mouvement des occupations, la tare díavoir été responsable de líÉtat qui avait subi le scandale de son existence. De Gaulle, qui ne faisait que couvrir, dans son style personnel, tout ce qui arrivait ó et ce cours des choses níétait rien díautre que la modernisation normale de la société capitaliste ó avait prétendu régner par le prestige. Son prestige a subi en mai une humiliation définitive, subjectivement ressentie par lui-même aussi bien quíobjectivement constatée par la classe dominante et les électeurs qui la plébiscitent indéfiniment. La bourgeoisie française recherche une forme de pouvoir politique plus rationnelle, moins capricieuse et moins rêveuse ; plus intelligente pour la défendre des nouvelles menaces dont elle a constaté avec stupeur le surgissement. De Gaulle voulait effacer le mauvais rêve persistant, « les derniers fantômes de mai », en gagnant, le 27 avril, ce référendum annoncé le 24 mai, et que líémeute avait annulé dans la même nuit. Le « pouvoir stable » qui a trébuché alors sentait bien quíil níavait plus retrouvé son équilibre, et il tenait imprudemment à être vite rassuré par un rite de réadhésion factice. Les slogans des manifestants du 13 mai 1968 ont été justifiés : de Gaulle nía pas atteint son onzième anniversaire ; non certes du fait de líopposition bureaucratique ou pseudo-réformiste, mais parce que, le lendemain, on vit que la rue Gay-Lussac débouchait directement sur toutes les usines de France.

Un désordre généralisé, qui met en cause à leur racine toutes les institutions, síest installé dans la plupart des facultés, et surtout dans les lycées. Si, se limitant au plus urgent, líÉtat a sauvé à peu près le niveau de líenseignement dans les disciplines scientifiques et les grandes écoles, ailleurs líannée universitaire 1968-69 a été bel et bien perdue, et les diplômes sont effectivement dévalués, alors même quíils sont encore loin díêtre méprisés par la masse des étudiants. Une telle situation est, à la longue, incompatible avec le fonctionnement normal díun pays industriel avancé, et amorce une chute dans le sous-développement, en créant un « goulot díétranglement » qualitatif dans líenseignement secondaire. Même si le courant extrémiste nía gardé en réalité quíune base étroite dans le milieu étudiant, il semble quíil ait la force suffisante pour maintenir un processus de dégradation continue : à la fin de janvier, líoccupation et la mise à sac du rectorat à la Sorbonne, et nombre díincidents assez graves depuis, ont montré que le simple maintien díun pseudo-enseignement constitue un sujet díinquiétude considérable pour les forces du maintien de líordre.

Líagitation sporadique des usines, qui ont appris la grève sauvage et où se sont implantés des groupes radicaux plus ou moins consciemment ennemis des syndicats, entraîne, malgré les efforts des bureaucrates, nombre de grèves partielles qui paralysent aisément des entreprises de plus en plus concentrées, pour lesquelles síaccroît toujours líinterdépendance des différentes opérations. Ces secousses ne laissent oublier à personne que le sol níest pas redevenu solide dans les entreprises, et que les formes modernes díexploitation ont révélé en mai à la fois líensemble de leurs moyens associés, et leur nouvelle fragilité.

Après líérosion du vieux stalinisme orthodoxe (lisible même dans les pertes de la C.G.T. aux récentes élections professionnelles), cíest le tour des petits partis gauchistes de síuser en manúuvres malheureuses : presque tous auraient bien voulu recommencer mécaniquement le processus de mai, pour y recommencer leurs erreurs. Ils ont noyauté facilement ce qui restait de Comités díaction, et les Comités díaction níont pas manqué de disparaître. Les petits partis gauchistes eux-mêmes éclatent en de nombreuses nuances hostiles, chacun tenant ferme sur une sottise qui exclut glorieusement toutes celles de leurs rivaux. Sans doute, les éléments radicaux, devenus nombreux depuis mai, sont encore dispersés ó et díabord dans les usines. La cohérence quíil leur faut acquérir est encore, faute díavoir su organiser une véritable pratique autonome, altérée par des illusions anciennes, ou du verbiage, ou même parfois par une malsaine admiration unilatérale « pro-situationniste ». Leur seule voie est pourtant tracée, qui sera évidemment difficile et longue : la formation díorganisations conseillistes de travailleurs révolutionnaires, se fédérant sur la seule base de la démocratie totale et de la critique totale. Leur première tâche théorique sera de combattre, et de démentir en pratique, la dernière forme díidéologie que le vieux monde leur opposera : líidéologie conseilliste, telle quíune première forme grossière était exprimée, à la fin de la crise, par un groupe « Révolution Internationale », implanté à Toulouse, qui proposait tout simplement ó on ne sait díailleurs à qui ó díélire des Conseils Ouvriers au-dessus des assemblées générales, qui ainsi níauraient plus quíà ratifier les actes de cette sage néo-direction révolutionnaire. Ce monstre léninisto-yougoslave, repris depuis par lí« Organisation trotskiste » de Lambert, est presque aussi étrange à présent que líemploi du terme de « démocratie directe » par les gaullistes quand ils étaient entichés de « dialogue » référendaire. La prochaine révolution ne reconnaîtra comme Conseils que les assemblées générales souveraines de la base, dans les entreprises et les quartiers ; et leurs délégués toujours révocables dépendant díelles seules. Une organisation conseilliste ne défendra jamais díautre but : il lui faut traduire en actes une dialectique qui dépasse les termes figés et unilatéraux du spontanéisme et de líorganisation ouvertement ou sournoisement bureaucratisée. Elle doit être une organisation qui marche révolutionnairement vers la révolution des Conseils ; une organisation qui ne se disperse pas après le moment de la lutte déclarée, et qui ne síinstitutionnalise pas.

Cette perspective níest pas limités à la France, mais internationale. Cíest le sens total du mouvement des occupations quíil faudra comprendre partout, comme déjà son exemple en 1968 a déclenché, ou porté à un degré supérieur, des troubles graves à travers líEurope, en Amérique et au Japon. Des suites immédiates de mai, les plus remarquables furent la sanglante révolte des étudiants mexicains, qui put être brisée dans un relatif isolement, et le mouvement des étudiants yougoslaves contre la bureaucratie et pour líautogestion prolétarienne, qui entraîna partiellement les ouvriers et mit le régime de Tito en grand péril : mais là, plus que les concessions proclamées par la classe dominante, líintervention russe en Tchécoslovaquie vint puissamment au secours du régime ; elle lui permit de rassembler le pays en faisant redouter líéventualité díune invasion par une bureaucratie étrangère. La main de la nouvelle Internationale commence à être dénoncée par les polices de différents pays, qui croient découvrir les directives de révolutionnaires français à Mexico pendant líété de 1968 comme à Prague dans la manifestation antirusse du 28 mars 1969 ; et le gouvernement franquiste au début de cette année, a explicitement justifié son recours à líétat díexception par un risque díévolution de líagitation universitaire vers une crise générale du type français. Il y a longtemps que líAngleterre connaissait des grèves sauvages, et un des buts principaux du gouvernement travailliste était évidemment díarriver à les interdire ; mais il est hors de doute que cíest la première expérience díune grève générale sauvage qui a mené Wilson à déployer tant de hâte et díacharnement pour arracher cette année une législation répressive contre ce type de grève. Cet arriviste nía pas hésité à risquer sur le « projet Castle » sa carrière, et líunité même de la bureaucratie politico-syndicale travailliste, car si les syndicats sont les ennemis directs de la grève sauvage, ils ont peur de perdre eux-mêmes toute importance en perdant tout contrôle sur les travailleurs, dès que serait abandonné à líÉtat le droit díintervenir, sans passer par leur médiation, contre les formes réelles de la lutte de classes. Et, le 1er mai, la grève anti-syndicale de 100 000 dockers, typographes et métallurgistes contre la loi dont on les menaçait a montré, pour la première fois depuis 1926, une grève politique en Angleterre : comme il est juste, cíest contre un gouvernement travailliste que cette forme de lutte a pu reparaître.

Wilson a du se déconsidérer en renonçant à son projet le plus cher, et enírepassant à la police syndicale le soin de réprimer elle-même les 95 % des arrêts du travail constitués désormais en Angleterre par les grèves sauvages. En août, la srève sauvage gagnée après huit semaines par les fondeurs des aciéries de Port-Talbot « a prouvé que la direction du T.U.C. níest pas armée pour ce rôle » (Le Monde, 30-8-69).

Nous reconnaissons bien le ton nouveau sur lequel désormais, à travers le monde, une critique radicale prononce sa déclaration de guerre à la vieille société, depuis le groupe extrémiste mexicain Caos, qui appelait pendant líété de 1968 au sabotage des Jeux Olympiques et de « la société de consommation spectaculaire », jusquíaux inscriptions des murs díAngleterre et díItalie ; depuis le cri díune manifestation à Wall Street, rapporté par líA.F.P. du 12 avril ó « Stop the Show » ó, dans cette société américaine dont nous signalions en 1965 « le déclin et la chute » et que ses responsables eux-mêmes avouent maintenant être « une société malade », jusquíaux publications et aux actes des Acratas de Madrid.

En Italie, líI.S. a pu apporter une certaine aide au courant révolutionnaire, dès la fin de 1967, moment où líoccupation de líUniversité de Turin donna le départ à un vaste mouvement ; tant par quelques éditions, mauvaises mais vite épuisées, de textes de base (chez Feltrinelli et De Donato), que du fait de líaction radicale de quelques individus, quoique líactuelle section italienne de líI.S. níait été formellement constituée quíen janvier 1969. La lente évolution depuis vingt-deux mois, de la crise italienne ó ce qui a été appelé « le mai rampant » ó síétait díabord enlisée en 1968 dans la constitution díun « Mouvement étudiant » beaucoup plus arriéré encore quíen France, et isolé ó à líexemplaire exception près de líoccupation de líhôtel de ville díOrgosolo, en Sardaigne, par les étudiants, les bergers et les ouvriers unis. Mais les luttes ouvrières commençaient elles-mêmes lentement, et síaggravaient en 1969, malgré les efforts du parti stalinien et des syndicats qui síépuisent à fragmenter la menace en concédant des grèves díune journée à líéchelle nationale par catégories, ou des grèves générales díune journée par province. Au début díavril, líinsurrection de Battipaglia, suivie de la mutinerie des prisons de Turin, Milan et Gênes, ont porté la crise à un niveau supérieur, et réduit encore la marge de manúuvre des bureaucrates. À Battipaglia, les travailleurs, après que la police ait tiré, sont restés maîtres de la ville pendant plus de vingt-quatre heures, síemparant des armes, assiégeant les policiers réfugiés dans leurs casernes et les sommant de se rendre, barrant les routes et les voies ferrées. Alors que líarrivée massive des renforts de carabiniers avait repris le contrôle de la ville et des voies de communication, une ébauche de Conseil existait encore à Battipaglia, prétendant remplacer la municipalité et exercer le pouvoir direct des habitants sur leurs propres affaires. Si les manifestations de soutien dans toute líItalie, encadrées par les bureaucrates, restèrent platoniques, du moins les éléments révolutionnaires de Milan réussirent-ils à síattaquer violemment à ces bureaucrates, et à ravager le centre de la ville, se heurtant fortement à la police. En cette occasion, les situationnistes italiens ont repris les méthodes françaises de la plus adéquate manière.

Dans les mois suivants, les mouvements « sauvages » chez Fiat et parmi les ouvriers du nord, plus que la décomposition achevée du gouvernement, ont montré à quel point líItalie est proche díune crise révolutionnaire moderne. Le tour pris en août par les grèves sauvages de la Pirelli de Milan et de Fiat à Turin signale líimminence díun affrontement total.

On comprendra aisément la principale raison qui nous a fait ici traiter ensemble la question du sens général des nouveaux mouvements révolutionnaires et celle de leurs rapports avec les thèses de líI.S. Naguère, ceux qui voulaient bien reconnaître de líintérêt à quelques points de notre théorie regrettaient que nous en suspendions nous-mêmes toute la vérité à un retour de la révolution sociale, et jugeaient cette dernière « hypothèse » incroyable. En revanche, divers activistes tournant à vide, mais tirant vanité de rester allergiques à toute théorie actuelle, posaient, à propos de líI.S., la stupide question : « quelle est son action pratique ? » Faute de comprendre, si peu que ce soit, le processus dialectique díune rencontre entre le mouvement réel et « sa propre théorie inconnue », tous voulaient négliger ce quíils croyaient être une critique désarmée. Maintenant, elle síarme. Le « lever du soleil qui, dans un éclair, dessine en une fois la forme du nouveau monde », on lía vu dans ce mois de mai de France, avec les drapeaux rouges et les drapeaux noirs mêlés de la démocratie ouvrière. La suite viendra partout. Et si nous, dans une certaine mesure, sur le retour de ce mouvement, nous avons écrit notre nom, ce níest pas pour en conserver quelque moment ou en tirer quelque autorité. Nous sommes désormais sûrs díun aboutissement satisfaisant de nos activités : líI.S. sera dépassée.

 

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Comment on ne comprend pas des livres situationnistes

 

SI LíACTION menée par líI.S. níavait pas entraîné depuis peu quelques conséquences publiquement scandaleuses et menaçantes, il est tout à fait hors de doute quíaucune publication française níaurait rendu compte de nos récents livres. Cíest ce quíavouait naïvement François Châtelet dans Le Nouvel Observateur du 3 janvier 1968 : « Le premier sentiment, face à des ouvrages semblables, est de les exclure purement et simplement, de laisser líabsolu point de vue où ils se placent dans líabsolu, précisément, dans le non-relatif, dans le non-relaté ». Mais à force de nous laisser dans le non-relaté, les organisateurs de cette conspiration du silence ont vu, après quelques années, cet étrange « absolu » leur retomber sur la tête, et se montrer comme étant peu distinct de líhistoire actuelle, dont ils síétaient absolument séparés ; sans pouvoir empêcher cependant cette « vieille taupe » de faire son chemin vers le jour. Ce représentatif Châtelet accumulait dans son article tous les aveux malencontreux sur líétat díesprit des canailles de son espèce. Évoquant les incidents de Strasbourg, ce bon prophète, cinq mois avant mai, jouissait díêtre rassuré et trompait, comme díhabitude, ses imbéciles lecteurs : « Un court moment, ce fut la panique ; on craignait la contagion (Ö) tout rentra (Ö) dans líordre ». Il signale que Debord et Vaneigem, apportant « une dénonciation qui est à prendre dans son entier ou à laisser complètement », sont de ce fait même disqualifiés, et « découragent díavance toute critique », car « ils tiennent pour évident que toute contestation de ce quíils disent émane díune pensée sottement tributaire du « pouvoir » et du « spectacle ». Certes, décourager la critique de la misérable génération intellectuelle qui síest prostituée dans le stalinisme, líargumentisme et la pensée philosophante pour LíExpress et Le Nouvel Observateur, est un de nos buts. Ce níest pas parce que líon nous critique que líon est sottement spectaculaire et lâchement rampant devant les pouvoirs existants ; cíest au contraire parce quíun Châtelet a rallié momentanément le stalinisme vers 1956, et depuis síest fait le valet du spectacle dans quelques métiers un peu plus rentables, quíil nous critique si stupidement. Châtelet trouve, parce que nous nous bornerions à une négation radicale mais « abstraite », que nous restons « dans líempirique », et même « sans concept ». Le mot est dur. Mais qui le dit ? On sait pourtant que, dès que se trouve coupé díeau sale le vin de la critique, cent livres quelconques sont vite salués comme très hautement conceptuels par Châtelet et tous les autres châtrés du concept, qui voudraient bien faire croire quíils en ont, aux malheureux lecteurs du Nouvel Observateur. Et díailleurs cet ex-stalinien, qui aurait évidemment combattu le communisme de 1848, donne sa mesure avec la phrase, peut-être, la plus maladroite quíun crétin ait jamais commise à notre propos. Dans le but de nous diminuer, mais voulant aussi, comme les autres argumentistes cocus du stalinisme, déprécier líancienne exigence díune révolution prolétarienne ó quíil croyait alors exorcisée à tout jamais, enterrée par son stalinisme et par son Express ó, Châtelet avance que, quoiquíon puisse tout de même relever comme des « symptômes » ces livres et líexistence de líI.S., « comme petite lueur qui se promène vaguement de Copenhague à New-York », « le situationnisme níest pas le spectre qui hante la société industrielle, pas plus quíen 1848 le communisme níétait le spectre qui hantait líEurope ». Cíest nous qui soulignons cet hommage tout involontaire. Tout le monde comprendra aisément que nous trouverions déjà assez bien de nous être « trompés » comme Marx, plutôt que comme Châtelet.

Si la colère des prétentieux experts démentis par líévénement était déjà belle avant le mouvement des occupations, elle est devenue réellement grandiose après. Pierre Vianson-Ponté, dans Le Monde du 25 janvier 1969, écarte furieusement le livre de Viénet, avec une malhonnêteté assez extraordinaire, même parmi les rédacteurs de ce journal. Il níy voit quí« une prose à peu près illisible, une prétention sans bornes et une soif de publicité sans limites (Ö) Ils en concluent tout uniment que la révolte de mai (Ö) annonce la révolution mondiale, pas moins ». Vianson-Ponté est un imbécile, pas plus. Il commence son article par cette sentence à la Homais : « Jadis les révolutionnaires tombaient sur les barricades ou prenaient le pouvoir. Ils níavaient pas le temps díécrire leur histoire et ils níen avaient généralement pas le goût ». Il est difficile díaller plus loin dans líerreur pompeuse. Les révolutionnaires, parmi les pires comme parmi les meilleures tendances, ont toujours écrit beaucoup, et personne ne peut même un instant se demander pourquoi ; sauf Vianson-Ponté qui ignorait simplement le fait. Est-il besoin de signaler que, dans la seule année 1871, ont paru à Genève et Bruxelles une dizaine de livres importants écrits par les survivants de la Commune (Gustave Lefrançais, Étude sur le mouvement communaliste à Paris ; Benoît Malon, La troisième défaite du prolétariat français ; Lissagaray, Les huit journées de mai derrière les barricades ; Georges Janneret, Paris pendant la commune révolutionnaire, etc., sans même compter ici La guerre civile en France). Mais Vianson-Ponté veut du sang. Admettant automatiquement la thèse de la police, selon laquelle il y eut très peu de morts, il nous reproche ce piètre résultat : « les révolutionnaires de mai 68 sont, grâce à Dieu, bien vivants (Ö) Alors ils écrivent. Beaucoup. La main qui vient de lâcher le pavé saisit aussitôt le stylo ». Nous nous flattons de ce passage du stylo au pavé, et réciproquement, comme díun début de dépassement de la séparation entre le travail manuel et le travail intellectuel. Mais líimprudent nécrophage ne comprend-il pas que son ironie malvenue peut être lue comme un appel, pour la prochaine fois, à une plus sanglante répression policière et militaire ? Et, si cela advient, níest-il pas évident que plusieurs de ceux qui ont essayé de nier le sérieux du mouvement de 1968 en tirant argument du fait quíil níy a pas eu assez de morts risqueraient díêtre eux-mêmes au premier rang des victimes díinévitables représailles spontanées ? Nous écrivions, en 1962, dans I.S. 7, page 19 : « Líétonnant est plutôt que tous les spécialistes des sondages díopinion ignorent la grande proximité de cette juste colère qui se lève, à tant de propos. Ils seront tout étonnés de voir un jour traquer et pendre les architectes dans les rues de Sarcelles. » À cause de sa force même, qui lui venait de la participation, inachevée mais déjà écrasante, des masses prolétariennes, le mouvement de mai a été clément. Mais si líon en vient un jour à des affrontements plus sanglants, les urbanistes et les journalistes (qui parlent déjà de fascisme rouge pour quelques coups reçus récemment à Vincennes par le stalinien Badia) seront forcément en péril.

Il se trouve donc que, dans quelques dizaines díarticles, on síest senti obligé de parler de nos livres en France ; une quantité presque égale díarticles un peu plus honnêtes et informés ayant paru dans la presse étrangère. Il y eut même des éloges ; sur lesquels il est inutile de síétendre. Une contradiction générale pèse sur líensemble de ces critiques. Quelques-uns des auteurs qui croyaient trouver chez nous quelques vérités frappantes, étaient en fait dénués des plus simples connaissances politiques et théoriques qui auraient pu leur permettre de comprendre vraiment de quoi il était question dans ces livres, en considérant chacun dans la totalité de ce quíil énonce. Un cas exemplaire est celui du critique Henri-Charles Tauxe, dans le journal suisse La Gazette littéraire du 13 janvier 1968, qui conclut son analyse, où il a en tout cas honnêtement cherché à exposer le contenu du livre dont il parle, par cette interrogation : « On pourrait certes se poser un certain nombre de questions sur les perspectives ouvertes par Debord et se demander en particulier si le concept même de révolution garde aujourdíhui un sens ». En revanche, ceux de nos critiques qui connaissent bien les problèmes traités dans ces livres ont été portés justement à les maquiller, avec une mauvaise foi étroitement dépendante des positions particulières, et des tribunes mêmes, à partir desquelles ils síexpriment. Pour ne pas risquer trop díennuyeuses redites, nous nous limiterons à relever trois attitudes typiques, chacune se manifestant à propos díun de nos livres. Il síagit, dans líordre, díun universitaire marxiste, díun psychanalyste, díun militant ultra-gauchiste. Nous dirons en passant leurs motivations principales.

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Claude Lefort a été révolutionnaire, et un des principaux théoriciens de la revue Socialisme ou Barbarie au début des années 50, ó revue dont nous annoncions dans I.S. 10 quíelle síétait effondrée dans le vulgaire questionnement « argumentiste » et quíelle devait disparaître : elle nous a donné raison en disparaissant effectivement un ou deux mois après. Lefort, à ce moment, síen était séparé depuis des années, ayant été en flèche dans le combat contre toute forme díorganisation révolutionnaire, quíil dénonçait comme fatalement vouée à la bureaucratisation. Il síest consolé depuis de cette affligeante découverte en suivant une banale carrière universitaire, et en écrivant dans La Quinzaine littéraire. Cet homme rangé, mais fort cultivé, dans le numéro du 1er février 1968 de ce périodique, critique La Société du Spectacle. Il y reconnaît díabord quelques mérites. Líemploi dans ce livre de la méthodologie marxienne, et même du détournement, ne lui a pas échappé, quoiquíil ne soit pas allé jusquíà y retrouver aussi Hegel. Mais ce livre lui a paru tout de même universitairement imbuvable pour la raison suivante : « Debord ajoute les thèses aux thèses, mais il níavance pas ; il répète inlassablement la même idée : que le réel est renversé dans líidéologie, que líidéologie changée en son essence dans le spectacle, se fait passer pour le réel, quíil faut renverser líidéologie pour rendre ses droits au réel. Peu importe le sujet quíil traite ici et là, cette idée se mire dans toutes les autres, et cíest aux limites de son endurance que nous devons un arrêt à la 221e thèse ». Debord admet très volontiers quíil a trouvé, à la 221e thèse, quíil en avait bien assez dit ; et quíil nía jamais voulu dire autre chose que ce qui est précisément dans ce livre : il ne síagissait que de décrire « inlassablement » ce quíest le spectacle, et comment il peut être renversé. Que « cette idée se mire dans toutes les autres », voilà justement ce que nous considérons comme la caractéristique díun livre dialectique. Un tel livre nía pas à « avancer » comme un travail de doctorat díÉtat sur Machiavel, vers la satisfaction díun jury et líobtention díun diplôme (et, selon le mot de Marx dans la postface à la deuxième édition allemande du Capital sur la manière dont peut être vu « le procédé díexposition » de la méthode dialectique, « ce mirage peut faire croire à une construction a priori »). La Société du Spectacle ne cache pas son parti-pris a priori, ne tente pas de faire surgir sa conclusion díun questionnement universitaire ; mais níest écrit que pour montrer le champ díapplication cohérent concret díune thèse qui existe elle-même au départ, venue díune investigation que la critique révolutionnaire a pu porter sur le capitalisme moderne. Pour líessentiel donc, à notre avis, cíest un livre auquel il ne manque rien, quíune ou plusieurs révolutions. Lesquelles ne pouvaient tarder. Mais Lefort, ayant perdu tout intérêt pour ce genre de théorie et de pratique, trouve que ce livre est en lui-même un monde fermé : « On le croyait lancé à líassaut de ses adversaires, il faut convenir que le grand déploiement díun discours níavait díautre fin quíune parade. Reconnaissons quíelle a sa beauté : la parole níest jamais en défaut. Toute question qui ne commandât pas sa réponse ayant été bannie dès les premières lignes, il est vrai quíon chercherait en vain une faille ». Le contre-sens est complet : Lefort voit une sorte de pureté mallarméenne là où ce livre, comme négatif de la société spectaculaire ó dans laquelle aussi, mais díune façon inverse, toute question qui ne commande pas sa réponse est bannie à tout instant ó ne recherche finalement rien díautre quíà renverser le rapport de forces existant dans les usines et dans la rue.

Après ce refus global, Lefort veut encore faire le marxiste sur un détail, pour rappeler que cíest sa spécialité, que cíest en tant que tel quíil obtient des piges dans des périodiques intellectuels. Là, il commence à falsifier, pour se donner líoccasion díintroduire un rappel pédant de ce qui est bien connu. Il annonce gravement que Debord a changé « la marchandise en spectacle », ce qui est « plein de conséquences ». Il résume pesamment ce que Marx dit de la marchandise ; impute faussement à Debord díavoir dit que « la production de la fantasmagorie commande celle des marchandises », au lieu du contraire ó ce contraire qui est une évidence clairement énoncée dans La Société du Spectacle, notamment dans le deuxième chapitre ; le spectacle níétant défini que comme un moment du développement de la production de la marchandise. Ainsi donc, Lefort peut conclure plaisamment quí« à la lecture de Debord, toute histoire paraît vaine » ! Il diagnostique aussi : « Étrange rejeton de Marx, Debord síest grisé de la fameuse analyse consacrée au fétichisme de la marchandise ». Níentrons pas dans une polémique sur les meilleures manières de se griser, cíest une question que les universitaires connaissent mal. Mais notons que líhistoire revenait, et quíelle a surpris Lefort plus que nous en mai. Cíest alors que líon put voir, dans ces « bacchanales de la vérité où personne ne reste sobre » (Hegel), des foules ó déjà des foules ó grisées par la découverte de la marchandise et du spectacle comme réalités de la pseudo-vie devant être détruite. Et Lefort, dans Le Monde du 5 avril 1969, toujours en retard sur ce qui arrive, et même sur ce quíil sait, mais moins en retard tout de même quíen février 1968, va jusquíà écrire quíil ne faut pas síobnubiler, comme « les observateurs bourgeois », sur la réapparition de la vieillerie trotskiste à gauche de líappareil stalinien, car désormais « les conditions sont réunies pour permettre une critique de líunivers bureaucratique et fonder une analyse en termes nouveaux, des mécanismes modernes díexploitation et díoppression. (Ö) Avec le mouvement de mai, avec les initiatives aussi quíil a inspirées à de jeunes ouvriers, quelque chose de nouveau se prononce qui ne doit rien à líintervention des héros : une opposition qui ne sait pas encore se nommer, mais défie de telle manière toutes les autorités établies que líon ne saurait la confondre avec les mouvements du passé ». Mieux vaut tard que jamais ! Seulement, comme on a vu, en février 1968, les « conditions » étaient déjà réunies, bien que Lefort voulût les ignorer, et que lui, aujourdíhui, ne sache « pas encore » comment cette opposition se nomme.

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Nous tombons plus bas avec líUnivers contestationnaire díAndré Stéphane (Payot, 2e trim. 1969), dont le treizième chapitre est une critique du livre de Raoul Vaneigem. Le pseudonyme de Stéphane couvre, annonce líéditeur, « deux psychanalystes ». Ils pourraient être aussi bien vingt-deux, et même le travail pourrait avoir été fait par quelque machine I.B.M. programmée en psychanalyse, tant la parodie du « freudisme orthodoxe » est chargée, tant líineptie prend son vol jusquíà des orbites circumlunaires. Comme ces auteurs sont psychanalystes, Vaneigem doit être fou. Vaneigem est donc paranoïaque, cíest en cela quíil a exprimé si parfaitement par avance le mouvement de mai, et diverses fâcheuses tendances de toute la société moderne. Ce ne sont que fantasmes, délires, refus du monde objectal et de la problématique údipienne, narcissisme fusionnel, exhibitionnisme, pulsion sadique, etc. Ils couronnent leur édifice de niaiseries en professant de « líadmiration pour líúuvre díart quíest ce livre ». Mais ce livre étant tombé en de mauvaises mains, le mouvement de mai a horrifié nos psychiatres par la violence aveugle quíil a déployée, son terrorisme inhumain, sa cruauté nihiliste et son but explicite de détruire la civilisation et peut-être même la planète. En entendant le mot « fête », ils sortent leurs électrodes ; ils demandent tristement mais impérativement que líon en revienne vite au sérieux, ne doutant pas un seul instant quíeux-mêmes représentent fort bien le sérieux de la psychanalyse et de la vie sociale, et quíils peuvent écrire sur tout cela sans faire rire. Même des gens qui avaient la sottise díêtre les clients de ces Laurel et Hardy de la médecine mentale, se sont sentis, après mai, un peu moins écrasés et dissociés, et le leur ont dit. Craignant de perdre là une fraction de leurs rentes (après avoir tremblé de tout perdre en mai, quand notre absolutisme intemporel menaçait jusquíà líexistence de la marchandise et de líargent), nos délirants socialement intégrés écrivent : « Ceci était très net chez certains patients qui semblaient considérer que si la Révolution (désir ancien quíils avaient abandonné) était possible, tout devenait possible ; il níétait plus nécessaire de renoncer à rienÖ » Ces gens seraient la honte de la psychanalyse síil restait quelque dignité dans cette désolante profession ; si líúuvre de Freud níavait pas été mise en pièces depuis trente ans par sa récupération dans la société bourgeoise. Mais ces débiles mentaux, quand ils se hasardent, pressés par la haine, la peur, et le désir de maintenir leur fructueux petit prestige, à traiter dans un livre une question dont la base est évidemment politique, comment síen sortent-ils ? Là, nos sages et raisonnables défenseurs de la société « réelle » ó et du principe que tout va pour le mieux dans la meilleure des sociétés possibles ó donnent la mesure de leur bêtise. Pour eux, il est hors de question que ce mouvement de mai quíils analysent avec une si fine perspicacité, a été un mouvement des seuls étudiants (ces chiens policiers de la détection de líirrationnel níont pas un instant trouvé anormal et inexplicable quíun simple accès de vandalisme des étudiants ait pu paralyser líéconomie et líÉtat dans un grand pays industriel). De plus, selon eux, tous les étudiants sont riches, vivent fort bien dans líabondance et le confort, níont aucun sujet de mécontentement rationnel discernable : ils participent à tous les bienfaits, sans contrepartie notable, díune société heureuse et qui nía jamais été moins répressive. Il serait donc démontré que le bonheur socio-économique, que connaissaient manifestement à líétat pur tous les révoltés de mai, a révélé en termes métaphysiques la misère intime des gens qui avaient soif díabsolu par « désir infantile », ceux que leur immaturité rend incapables de profiter « des bienfaits » de la société moderne. Détail qui traduit, pour ces cuistres, « une impossibilité díinvestir libidinalement le monde extérieur pour des raisons conflictuelles. Les plus merveilleuses fêtes ne sauraient distraire qui porte en soi líennui, cette carence dans líéconomie de la libido ».

En lisant ces Stéphane, on est obligé de comprendre que ce quíils appellent « les plus merveilleuses fêtes » doit être pour eux quelque chose comme líillumination en « Son et Lumière » de la pyramide de Chéops. Leur jugement sur líautomobile suffit à révéler líinfantilisme correctement sublimé de ces « vrais adultes », monogames et électeurs : cet admirable jouet a remplacé adéquatement leur petit train électrique de líépoque où ils liquidaient favorablement leur ådipe, à la satisfaction générale de leurs respectables familles. Relevant (page 215) quelques phrases ironiques de Vaneigem sur la pseudo-satisfaction actuelle des besoins sociaux (« Les communards se sont fait tuer jusquíau dernier pour que toi aussi tu puisses acheter une chaîne stéréophonique Philips haute-fidélité »), ils rejettent avec indignation ce point de vue paranoïaque, et professent franchement que les Communards auraient bel et bien été contents de savoir que leur sacrifice assurerait à leurs descendants le logis à Sarcelles et les émissions télévisées de Guy Lux. Ils tranchent : « Il faut vraiment avoir contre-investi la matérialité pour ne pas comprendre quíacheter une voiture puisse constituer un but en soi, au moins provisoire, et que cette acquisition soit à même de procurer une grande joie ». Il faut vraiment avoir contre-investi la plus mince trace de pensée rationnelle pour se faire les chantres unilatéraux de cette « grande joie » à líheure où les spécialistes de líexamen scientifique, même parcellaire et socialement désarmé, dénoncent dans tous les domaines les dangers de la prolifération de cette marchandise-vedette (destruction du milieu urbain, etc.) ; et où ceux mêmes qui sont le plus aliénés par cette « possession » díune voiture ne cessent de se plaindre des conditions précises qui détériorent continuellement la « grande joie » que cet achat était censé, publicitairement, leur garantir (bien sûr ce malaise ne va pas encore jusquíà comprendre que cette détérioration níest pas causée par des carences particulières des pouvoirs publics, mais tout simplement par la multiplication obligatoire de ce pseudo-bien jusquíà líencombrement total). Enfin, nos deux psychiatres ne sont précis, sincères, réalistes, que sur un seul point. Cíest dans une note de la page 99. On y dénonce quelques personnes « se prétendant psychanalystes et freudiennes » qui, après un débat à la faculté de Médecine sur la question du paiement des psychanalystes, auraient voulu mettre en cause la nécessité même du paiement. « Or pour qui connaît les effets du transfert, il apparaîtra clairement que líargent que paie líanalysé lui garantit ce que schématiquement nous pourrons appeler ìlíautonomieî (une fois quíil a payé líanalyste, ìil ne lui doit rienî) ». La psychanalyse nía jamais été en peine, évidemment, díénoncer une belle justification psychanalytique de la nécessité de payer. Mais si ceux qui en profitent pour consommer plus et vivre moins sont tant à líaise pour psychanalyser les marxistes, ils ne feront pas oublier que la plus simple critique marxiste révèle, avec une meilleure exactitude, leur propre psychologie des profondeurs (pour reprendre ici leur style verbal díanalyse, le peuple ne dit pas pour rien « il a vite mis le blé dans sa profonde »), leur économie, et leurs investissements. Voilà donc líorigine du livre des Stéphane : leur monnaie fut menacée. Quel pire délire ont-ils jamais eu à traiter ? De mémoire de psychiatre, on nía jamais vu mourir un mode de production ! On commence pourtant à sentir des craintes.

À la fin de 1966, le Recteur Bayen de Strasbourg, déclarait à la presse que nous relevions de la psychiatrie. Dans líannée suivante, il a vu disparaître les « Bureaux díAide Psychologique Universitaire » de Strasbourg et de Nantes et même, dix-huit mois plus tard, tout ce quíil connaissait comme son aimable monde universitaire, et un grand nombre de ses supérieurs hiérarchiques. Avec cette critique de Vaneigem, on voit donc venir tardivement ces psychiatres dont on nous menaçait. Ils auront très probablement déçus ceux qui en attendaient la solution définitive du problème situationniste.

*

Le livre de René Viénet nía pas eu les honneurs de la psychiatrie, mais a été critiqué dans un article du n° 2 de Révolution Internationale (Adresse : C. Gine, B.P. 183, 31 - Toulouse), tribune díun groupe ultra-gauchiste, anti-trotskiste, point bordighiste, mais peu dégagé du léninisme, et visant toujours à reconstituer la savante direction díun vrai « parti du prolétariat », qui promet de rester pourtant démocratique le jour où il existera. Les idées de ce groupe sentent un peu trop la poussière pour quíil soit intéressant de les discuter ici. Nous nous contenterons, puisquíil síagit de gens qui ont des intentions révolutionnaires, de relever chez eux quelques falsifications précises. Cette pratique est à notre avis beaucoup plus incompatible avec líactivité díune organisation révolutionnaire que la simple affirmation de théories erronées, toujours susceptibles díêtre discutées et rectifiées. De plus, ceux qui croient avoir besoin de falsifier des textes pour défendre leurs thèses avouent ipso facto que leurs thèses sont indéfendables autrement.

Le critique se déclare déçu par ce livre « díautant plus que le temps de recul de plusieurs mois offrait des possibilités meilleures ». Quoique ce livre níait paru quíà la fin díoctobre 1968, il est clairement indiqué dans líintroduction (p. 8), quíil a été achevé le 26 juillet. Remis aussitôt à líéditeur, ce livre nía subi ensuite aucune correction ; seules deux courtes notes ajoutées, pp. 20 et 209, sont explicitement datées díoctobre ; elles concernent la Tchécoslovaquie et le Mexique, pour les développements connus après juillet.

On reproche à ce livre de « céder au goût du jour » ó cíest-à-dire, en fait, à notre propre style, car il a adopté le même genre de présentation que les anciens numéros díI.S. ó parce quíy sont inclus des photos et des comics (et on reproche du coup aux situationnistes de mépriser « la grande masse infantile des ouvriers », en visant à les divertir, tout comme la presse et le cinéma capitalistes). On fait remarquer sévèrement que « cíest surtout líaction des enragés et des situationnistes qui est décrite » ; mais pour ajouter tout de suite : « comme díailleurs líannonce le titre ». Viénet síest en effet proposé díétablir tout de suite un rapport sur nos activités dans cette période, accompagné de nos analyses et de quelques documents, en estimant que le tout constitue une documentation précieuse pour comprendre mai, et principalement pour ceux qui auront à agir dans les futures crises du même type (et cíest dans le même but que nous avons repris cette question dans ce numéro). Que cette expérience paraisse à certains utilisable, et à díautres négligeable, cíest affaire de ce quíils pensent et de ce quíils sont effectivement. Mais ce qui est sûr, cíest que cette documentation précise aurait été cachée (ou connue fragmentairement et faussement) pour beaucoup de gens, sans ce livre. Le titre dit bien de quoi il síagit.

Sans aller jusquíà insinuer quíil y aurait le moindre détail faux dans ce rapport, notre censeur estime que Viénet a donné une trop grande place à notre action, imaginée « prépondérante ». Il écrit que « ramenée à ses justes proportions, la place occupée par les situationnistes a été sûrement inférieure à celle de nombreux autres groupes et groupuscules, en tout cas pas supérieure ». On ne sait vraiment pas díoù vient la « sûreté » de sa balance, comme síil síagissait de peser, en plus ou moins lourd, un même poids de pavés que chaque groupe aurait porté au même édifice, et dans la même direction. Les C.R.S., et même les maoïstes, ont certainement eu dans la crise une « place » plus étendue que nous, un plus grand poids. La question est de savoir dans quel sens les uns et les autres ont pesé. Síil síagit seulement du courant révolutionnaire, un grand nombre díouvriers inorganisés ont évidemment eu un poids si déterminant quíaucun groupe ne peut même être cité en regard ; mais cette tendance níest pas devenue consciemment maîtresse de sa propre action. Síil síagit seulement ó puisque notre critique paraît plus intéressé par une sorte de course entre les « groupes » ; et peut-être pense-t-il au sien ? ó des groupes qui étaient sur des positions clairement révolutionnaires, on sait très bien quíils níétaient pas si « nombreux » ! Et il faudrait alors dire de quels groupes il síagissait, et ce quíils ont fait ; au lieu de laisser tout cela dans un vague mystérieux, pour décider seulement que líaction précise de líI.S. a été, par rapport à ces groupes restés inconnus, « sûrement inférieure », et puis ó ce qui est un peu différent ó « pas supérieure ».

En fait, la revue R.I. reproche aux situationnistes díavoir dit, depuis quelques années, quíun nouveau départ du mouvement révolutionnaire prolétarien était à attendre díune critique moderne des nouvelles conditions díoppression, et des nouvelles contradictions que celles-ci mettaient au jour. Pour R.I., fondamentalement, il níy a rien de nouveau dans le capitalisme, et donc dans sa critique ; le mouvement des occupations nía présenté aucun caractère nouveau ; les concepts de « spectacle » ou de « survie », la critique de la marchandise atteignant un stade de production abondante, etc., ne sont que des mots creux. On voit que ces trois séries de postulats se tiennent inséparablement.

Si les situationnistes étaient seulement des obsédés de líinnovation intellectuelle, Révolution Internationale, qui sait tout sur la révolution prolétarienne depuis 1920 ou 1930, ne leur attacherait aucune importance. Ce qui choque notre critique, cíest que nous montrions en même temps que cette nouveauté du capitalisme, et corollairement les nouveautés de sa négation, retrouvent aussi líancienne vérité de la révolution prolétarienne autrefois vaincue. Ici R.I. est très mécontente, parce quíelle veut posséder cette vieille vérité sans aucun mélange de nouveauté ; que la nouveauté surgisse dans la realité aussi bien que dans la théorie de líI.S. ou díautres, peu importe. Alors commence le truquage. On extrait un certain nombre de phrases des pages 13 et 14 du livre de Viénet, rappelant ces banalités de base de la révolution inaccomplie, et on les truffe de notes de professeur, en marge, comme à líencre rouge : « Cíest heureux vraiment que líI.S. constate ìaisémentî ce que tous les ouvriers et tous les révolutionnaires savaient » ; « en voilà une découverte ! » ; « évidence », etc. Mais les extraits en question de ces deux pages de Viénet sont choisis habilement ó si líon ose dire. On cite par exemple littéralement ceci : « líI.S. savait bien (Ö) que líémancipation des travailleurs se heurtait partout et toujours aux organisations bureaucratiques ». Quels sont les quelques mots précisément supprimés par cette opportune parenthèse ? Voici la phrase exacte : « LíI.S. savait bien, comme tant díouvriers privés de la parole, que líémancipation des travailleurs se heurtait partout et toujours aux organisations bureaucratiques ». Líévidence du procédé de R.I. est tout aussi grande que líévidence ancienne de la lutte des classes, dont ce groupe semble bien se rêver exclusif propriétaire ; et que Viénet rappelait ici explicitement à líadresse de « tant de commentateurs », ayant la parole dans les livres et les journaux, et qui « se sont accordés pour dire que cíétait imprévisible ».

Et, toujours pour nier que líI.S. ait dit par avance quelque vérité sur la proximité díune nouvelle époque du mouvement révolutionnaire, R.I., qui ne veut pas du tout que cette époque soit nouvelle, demande ironiquement comment donc líI.S. peut prétendre avoir prévu cette crise ; et pourquoi il a fallu attendre justement cinquante ans après la défaite de la révolution russe. « Pourquoi pas trente ou soixante-dix ? » dit platement notre critique. La réponse est bien simple. En mettant même de côté le fait que líI.S. voyait díassez près la montée de certains éléments de la crise (et par exemple à Strasbourg, à Turin, à Nanterre), nous níavons pas prévu la date, mais le contenu.

Le groupe de Révolution Internationale peut fort bien être en désaccord total avec nous quand il síagit de juger le contenu du mouvement des occupations, comme il est plus généralement en désaccord avec la compréhension de son époque, et donc avec les formes díaction pratique que díautres révolutionnaires ont pu commencer à ressaisir. Mais si nous méprisons le groupe de Révolution Internationale et ne voulons pas avoir de contact avec lui, ce níest pas pour le contenu de sa science théorique un peu défraîchie, cíest pour le style petit-bureaucrate quíil est amené, sans problème, à adopter pour la défense de ce contenu. Ainsi la forme et le contenu de ses perspectives sont en accord, et sont datés des mêmes tristes années.

Mais par ailleurs, líhistoire moderne a créé les yeux qui savent nous lire.

 

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Jugements choisis concernant líI.S.
et classés selon leur motivation dominante

 

La bêtise

Les « enragés » représentent une trentaine díétudiants qui se veulent « situationnistes », « super-anarchistes », pratiquant une éthique « révolutionnaire » que le fantaisiste Pierre Dac a résumée dans une formule fort célèbre ó vieille de plus de trente ans : « Contre tout ce qui est pour, pour tout ce qui est contre. » Avec líhumour en moins et le genre beatnik en plus (Ö) Le premier chapitre síintitulait : « Rendre la honte plus honteuse encore en la livrant à la publicité. » De la belle eau apportée au moulin du Doyen Grappin ! Certains étudiants, dans leur volonté destructrice, tiennent-ils absolument à ce que la Faculté soit considérée comme un vaste lupanar ?

ALAIN SPIRAUX,
Noir et Blanc (7-3-68).

Enfin et surtout, il y a les enragés, les « situationnistes », ceux qui sont décidés à exploiter la manifestation et à créer des incidents graves. Ce sont les plus dangereux, mais ils ne sont pas nombreux, une demi-douzaine environ, barbus et chevelus. Il faut y ajouter leurs égéries. Certaines ont payé très cher leur appartenance aux situationnistes. Líune díelles, étudiante en lettres, 18 ans, après síêtre droguée, a avalé en janvier un tube de gardénal ; résultat : trois semaines díhôpital et un traitement psychiatrique qui dure encore.

Paris-Presse (30-3-68).

M. Max-Étienne Schmitt, recteur de líUniversité de Nantes-Angers (Ö) a son explication : « Les situationnistes de Strasbourg, cíest moi qui en ai hérité. Le climat níest pas catastrophique : on a dix-sept perturbateurs, mais cíest décourageant. »

Combat (24-4-68).

La majorité des étudiants désapprouvait les excès des enragés et réclamait sur líair des lampions la reprise des cours quíils perturbaient. Mais elle ne síest jamais opposée, díune façon positive, par des mesures concrètes, à aucune des initiatives de ces extrémistes. Elle était en effet fascinée par la représentation théâtrale improvisée qui se jouait à bureaux ouverts sur le thème de la perte du pouvoir par les professeurs. Cíétait une sorte de happening permanent (Ö) La présence díun groupe situationniste níavait pas été étrangère à tout cela.

ÉPISTÉMON,
Ces idées qui ont ébranlé la France (Fayard, 3e trimestre 1968).

Internationale situationniste : ce mouvement est parti en France de líUniversité de Strasbourg pendant líannée 1966-1967. Son influence, diffuse, non organisationnelle, est assez difficile à apprécier, mais paraît dans líensemble faible à la Sorbonne où les situationnistes ont pourtant contrôlé le premier comité díoccupation ó du 14 au 17 mai ó après en avoir seuls assumé la direction du 13 mai au 14 mai au soir.

JEAN MAITRON,
La Sorbonne par elle-même (Éditions Ouvrières, 4e trimestre 1968).

Sage, cette jeunesse strasbourgeoise qui semble simplement rejeter un monde où líon débite de la culture comme des chapelets de saucisses ? Que non pas ! Plus folle même que la plus rageuse des jeunesses nanterroises. Cíest quíelle a goûté, bien avant qui que ce soit en France, à une étrange médecine expérimentée un peu partout, en Scandinavie, en Allemagne, au Japon. Cela síappelle le « situationnisme », cíest du socialisme mâtiné de marxisme et díanarchisme, et cela émane díun évanescent groupe international de théoriciens qui se livreraient à la critique radicale de la société actuelle.

CHRISTIAN CHARRIÈRE,
Le printemps des Enragés (Arthème Fayard, 4e trimestre 1968).

Et lorsque les étudiants français, qui se sont mobilisés les derniers, rejoignent dans líutopie leurs camarades italiens, allemands, hollandais, suédois, espagnols et belges, ils rédigent ensemble, à la fin de mai 1968, une « Adresse à tous les travailleurs » qui méritera de passer à líHistoire par la hiérarchie quíelle indique dans la détestation : « Ce que nous avons fait hante líEurope et va bientôt menacer toutes les classes dominantes, des bureaucrates de Moscou et de Pékin aux milliardaires de Washington et de Tokyo. » Que líaversion des jeunes mêle Pékin et Tokyo, et fasse passer les bureaucrates avant les milliardaires, ne rassurera sans doute pas Mitsubishi, mais doit rendre Mao Tsé-toung songeur.

SERVAN-SCHREIBER,
LíExpress (30-12-68).

Après plusieurs mois díéclipse et de silence, probablement consacrés à líélaboration de ses travaux, vient díintervenir dans ce débat le groupe de lí« Internationale situationniste », en publiant un livre chez Gallimard : Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations. On était en droit díattendre, de la part díun groupe qui a effectivement pris une part active dans les combats, une contribution approfondie à líanalyse de la signification de Mai, et cela díautant plus que le temps de recul de plusieurs mois offrait des possibilités meilleures. On était en droit díémettre des exigences et on doit constater que le livre ne répond pas à ses promesses. Mis à part le vocabulaire qui leur est propre : « Spectacle, Société de consommation, critique de la vie quotidienne, etc. », on peut déplorer que, pour leur livre, les cituationnistes aient allègrement cédé au goût du jour, se complaisant à le farcir de photos, díimages et de bandes de comics (Ö) La classe ouvrière nía pas besoin díêtre divertie. Elle a surtout besoin de comprendre et de penser. Les comics, les mots díesprit et les jeux de mots leur sont díun piètre usage. On adopte díune part pour soi un langage philosophique, une terminologie particulièrement recherchée, obscure et ésotérique, réservée aux « penseurs intellectuels », díautre part, pour la grande masse infantile des ouvriers, quelques images accompagnées de phrases simples, cela suffit amplement.

Révolution Internationale n° 2 (février 1969).

Líutilisation des carences de líéducation sexuelle des nouveaux résidents explique le développement de ce quíon nomme ici « líanarchisme » et le « situationnisme ». Il ne síagit nullement de philosophie de líÉtat et de líindividu, mais tout simplement de la justification, par le recours abusif au vocabulaire idéologique, de múurs dont la ligne directrice est le refus de toute contrainte ó y compris la sienne propre ó et la répudiation de tout effort, ainsi que le culte de la jouissance oisiveÖ

PDEGUIGNET,
La Nation (28-2-69).

Il faut ajouter que le style même de Vaneigem a été celui des slogans de mai. Il semble au reste avoir été à líorigine díun grand nombre de formules parmi les plus heureuses et les plus poétiques. Sans doute avaient-elles été préalablement répandues par la revue de líInternationale Situationniste dont il est un des plus éminents rédacteurs. Il faut peut-être rappeler que les situationnistes de Strasbourg avaient émigré à Nanterre au début de líannée scolaire 1967 (Ö) Líauteur du Traité de Savoir-Vivre nous donne une clé pour la compréhension du rôle et de la place des mécanismes paranoïaques dans notre civilisation.

ANDRÉ STÉPHANE,
LíUnivers contestationnaire (Éd. Payot, 2e trimestre 1969).

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Le soulagement prématuré

Les faiblesses de líI.S. ó refus de líorganisation et de líidéologie, la révolution pour la révolution, en somme líutopie díéchapper au conditionnement de la société de consommation par la pure et simple négation ou líinvocation díune solidarité anti-bureaucratique et spontanée des prolétaires ó ont été vite mises en lumière. Le mouvement est entré en crise : les défections ont commencé (Ö) cíest le commencement de la fin, inévitable dans tout mouvement qui refuse díinstitutionnaliser sa propre théorie (Ö) Restent les propositions, certaines intentions fort intelligentes, que díautres sauront dans líavenir reprendre avec une plus grande conscience des limites de toute action historique, pour opérer avec succès dans une société toujours plus complexe et ambiguë.

Nuova Presenza n° 25-26 (printemps-été 1967).

Quant à líInternationale situationniste, on ne peut donner sur elle que des informations limitées et approximatives, étant donné que personne níen a jamais plus entendu parler depuis un an (Ö) Il était assez prévisible que la brochure du groupe de Strasbourg trouverait des interprétations empreintes de révolutionnarisme verbal, facilement récupérables, au demeurant, au niveau de la consommation, comme le prouve líusage même qui a été fait de la brochure dans la moitié de líEurope, et maintenant en Italie avec líédition de la Maison Feltrinelli (Ö) Les rapports du groupe de Strasbourg avec líI.S. níont pas duré plus de quatre mois, pour finir par une orageuse rupture.

Idéologie n° 2, de Rome (1967).

Le mode commun de líexposition situationniste est la dénonciation, une dénonciation globale, qui atteint, indifféremment, tous les domaines, de líéconomique au culturel et qui, sans síembarasser ni de concepts ni díinformations, constate, révèle líaliénation sans cesse aggravée de líhumanité contemporaine (Ö) Il va de soi que de semblables énoncés découragent díavance toute critique. Ils líécartent, díentrée de jeu, puisquíils tiennent pour évident que toute contestation de ce quíils disent émane díune pensée sottement tributaire du « pouvoir » et du « spectacle » (Ö) Certes, le situationnisme níest pas le spectre qui hante la civilisation industrielle, pas plus quíen 1848 le communisme níétait le spectre qui hantait líEurope.

FRANÇOIS CHÂTELET,
Le Nouvel Observateur (3-1-68).

Au comble de la notoriété, et de líinsuccès pratique, líhistoire des situationnistes prend le chemin du conflit interne. Mustapha Kebati, un des leaders, fils díimmigrés algériens, essaya díaccaparer tous les mérites de líaction accomplie, et de se déclarer líunique auteur de la brochure De la misère (Ö) Les Strasbourgeois ne veulent même plus être appelés situationnistes. Ils ont publié un nouveau manifeste théorique : LíUnique et sa propriété (où líUnique, cíest la société néo-capitaliste, unique système vraiment cohérent dans la répression de toute tendance à la critique) (Ö) Les Parisiens, de leur côté, ont été consummés dans la grande fournaise de la révolte de mai, et il ne reste rien díeux que le nom de Guy Debord.

MEMMO GIAMPAOLI,
Giovani, nuova frontiera (Ed. SEI-Turin, mars 1969).

Disons que la vertu majeure qui semble caractériser le Situationnisme cíest líimpatience de jouer un rôle (Ö) Jouer sur le devant de la scène une farce énorme singularise. Elle permet de forcer les portes de ces cercles fermés où nos jeunes intellectuels prétendent à la première place (Ö) On y trouve des formules toutes faites comme « les révolutions seront des fêtes », dont le ridicule est désarmant (Ö) Aussi éphémère que les groupes díintellectuels qui líont précédé, le situationniste appartient maintenant à líhistoire.

MAURICE JOYEUX,
La Rue n° 4 (2e trimestre 1969).

*

La panique

¶ « Selon les accusés, vous présidez un cercle à tendance extrémiste. Quels sont les buts de ce groupement? » ó « Extrémiste níest pas le terme qui convient, répondit líartiste díune voix mesurée. Le club est un foyer intellectuel où sont abordés tous les problèmes de prospective situationniste. » (...) « Ne vous imaginez pas avoir en face de vous une organisation bâtie sur le modèle des sociétés secrètes traditionnelles. » (...) Et puis, ils ont le nombre, leurs adhérents circulent partout, de part et díautre du Rideau de fer. Même si líon mobilisait contre eux toutes les forces de police et de contre-espionnage, elles níy suffiraient pas! Cíest un raz-de-marée, une lame de fond qui se propage et dont le centre níest nulle part, avec des complicités à líinfini. (...) La doctrine est élaborée dans des universités díAngleterre et de Hollande par de jeunes stratèges qui voient loin.

PAUL KENNY,
Complot pour demain (Éd. Fleuve Noir, 3e trimestre 1967).

Cíest le ton qui tait la chanson, et la violence négative et provocante des formules, plus cynique chez Vaneigem et plus glacée chez Debord, ne laisse rien debout de ce que les époques antérieures ont produit, si ce níest Sade, Lautréamont et Dada (...) Nos futurs Saint-Just en blousons noirs, qui síannoncent comme les porteurs « díune nouvelle innocence, díune nouvelle grâce de vivre », nous auront au moins avertis : la civilisation ludiste des « maîtres sans esclaves « devra se résigner à sécréter ses commissaires ; et líheureuse nouvelle de la suppression des tribunaux ne signifiera pas, hélas! la fin des exécutions.

P.-H. SIMON,
Le Monde (14-2-68).

La Kermesse communiste, pro-chinoise, trotskyste, castriste, anarchiste, situationniste et autres de la Sorbonne rappelait assez bien les tout premiers soviets de la révolution russe. Parmi les inscriptions murales de la faculté des Lettres et qui ne furent pas, semble-t-il, citées dans la presse quotidienne, il y avait et il y a encore : «À bas le crapeau de Nazareth » ó « Comment penser librement à líombre díune chapelle? » ó « Ceux qui font la révolution à moitié ne font que creuser un tombeau « ó « Défense de photographier, les pellicules seront saisies ». Un micro tenu par le comité díoccupation situationniste répétait la consigne : « Tous à Boulogne pour exprimer notre soutien aux ouvriers de chez Renault ». Cette consigne était réaulièrement démentie par des dissidents progressistes armés díun porte-voix.

Rivarol (25-5-68).

Le mouvement situationniste se définissait lui-même comme un groupe international de théoriciens qui a entrepris la critique radicale de la société actuelle sous tous ses aspects, en síappuyant sur la théorie marxiste (...) Líécroulement díApocalypse préconisé par les auteurs devait être la conséquence inéluctable du sur-développement économique et de la croissance bureaucratique (...) La contestation effrénée, dont les situationnistes síétaient fait les porte-paroles dans un extrémisme radical, tut un des symptômes précurseurs de la maladie. On eut tort de ne pas le prendre au sérieux.

Études (juin 1968).

Ce qui mía surpris, cíest la date de la révolte, car je líattendais pour la rentrée de novembre1968. On aurait tort de mésestimer certains antécédents, en particulier líoccupation en novembre 1966 des locaux de líAssociation générale des Etudiants de Strasbourg. La stratégie est connue, díautant mieux que les révolutionnaires níen font aucun mystère : discréditer díabord líorganisation réformiste des étudiants (...) Il y a deux ans, ce résultat fut acquis. Ce coup díéclat permit díaugmenter le nombre des sympathisants et de préparer líoccupation des Facultés. Ce qui fut fait au cours du mois de mai dernier (...) Je connais assez bien les étudiants révolutionnaires de Strasbourg. Il se trouve parmi eux des farfelus pour qui la révolution níest quíune griserie stérile ou une « fête ». Mais il faut compter avec une minorité díesprits conséquents et décidés, authentiquement révolutionnaires, aux idées organisées et claires ayant parfaitement conscience de leurs forces et de leurs faiblesses (...) Líobservateur ne peut quíêtre frappé de la rapidité avec laquelle la contagion síest propagée dans toute líUniversité et en général dans les milieux de la jeunesse non universitaire. Il semble donc que les mots díordre lancés par la petite minorité de révolutionnaires authentiques aient remué je ne sais quoi díindéfinissable dans líâme de la nouvelle génération (...) Malgré tout, dans les conditions actuelles, il faut faire une distinction essentielle entre les vrais révolutionnaires (peu nombreux) et la masse des ralliés qui a cru la révolution imminente et dont un certain nombre níétaient que des opportunistes. Líordre rétabli peut sans doute impressionner ces ralliés qui ont díailleurs été les principaux facteurs de désordre (Geismar, Sauvageot), mais non ceux qui vivent uniquement pour la révolution. Il faut souligner ce tait : nous voyons réapparaître, comme il y a cinquante ans, des groupes de jeunes gens qui se consacrent entièrement à la cause révolutionnaire, qui savent attendre selon une technique éprouvée les moments favorables pour déclencher ou durcir des troubles dont ils restent les maîtres, pour retourner ensuite à la clandestinité, continuer le travail de sape et préparer díautres bouleversements sporadiques ou prolongés suivant le cas, afin de désorganiser lentement líédifice social. Les désordres et les confusions quíils suscitent répondent à une tactique calculée dont les ralliés ne sont que des instruments.

JULIEN FREUND,
Guerres et Paix n° 4 (1968).

LíInternationale Situationniste est essentiellement líúuvre de Debord (...) Le nouveau mouvement devait progressivement évoluer de líesthétique au politique, líesthétique ayant dès líorigine un aspect politique, et la politique, aujourdíhui, restant toujours entachée, au dire des politiques eux-mêmes, díun certain esthétisme (...) de 1961 à 1964 cíest essentiellement líélaboration díune plate-forme critique de la société dominante ; à partir de 1964 et jusquíà nos j ours se préparent à la fois une ébauche de théorie constructive et surtout des actions politiques menées en répétition, díabord à Strasbourg líannée dernière, et ensuite au mois de mai 68 à Paris et dans díautres villes de province.

RESTIVALS,
Communications n° 12 (décembre 1968).

Les drapeaux rouges et noirs ont flotté pendant quelques heures, hier, aux fenêtres de la Sorbonne (...) Une fois de plus, des actes de vandalisme ont été commis, imputables (semble-t-il) à des « étudiants » qui níavaient rien à faire à la Sorbonne : les «situationnistes » de Nanterre.

Le Parisien Libéré (24-1-69).

Dehors pendant ce temps, des étudiants arrivent continuellement (les plus actifs sont les « commandos » situationnistes de Nanterre). Les policiers ont sorti de leurs camions les casques, les boucliers, les lacrymogènes. Alors les occupants ó il est 18 heures ó pénètrent dans le bureau du doyen de la faculté des lettres. Las Vergnas, et lui annoncent quíils le garderont en otage...

Il Giorno (24-1-69).

Leur quartier-général est secret mais je pense quíil est quelque part dans Londres. Ce ne sont pas des étudiants, mais ce qui est connu sous le nom de situationnistes ; ils voyagent partout et exploitent le mécontentement des étudiants.

News of the World (16-2-69).

À partir du 20 mai, la grève gagne líAlsace (...) Et quand la préfecture envisage une action contre líuniversité maintenant totalement occupée, un des responsables du service díordre ne souligne-t-il pas les risques de líentreprise 1 (...) il y aurait une quarantaine « díagitateurs » locaux : situationnistes revenus de Paris, des marxistes pro-chinois, des trotskystes (... Les groupes extrémistes ó toujours selon les milieux officiels ó possèdent de líarmement, même síils níont pas les mille cinq cents fusils comme leur propagande veut le laisser croire.

CLAUDE PAILLAT,
Archives secrètes (Éd. Denoël, 1er trim. 1969).

Sept arrestations et quatre-vingt blessés légers, en majorité des policiers, tel est le bilan des graves incidents survenus pendant plus de trois heures en plein centre de la ville, après la manifestation organisée vendredi après-midi par les trois syndicats en hommage aux morts de Battipaglia (...) Quelquíun parmi les plus excités ó et il faut dire tout de suite que le mouvement étudiant est étranger à cette partie de la manifestation ó a pris líinitiative de lancer sur une auto-pompe de la police un rudimentaire cocktail Molotov (...) Il y a eu des charges de police et un lancer très dense de grenades lacrymogènes ; certaines étant renvoyées par les manifestants (anarchistes, situationnistes, maoïstes, internationalistes, marxistes-léninistes).

Il Giorno, de Milan (13-4-69).

Díabord une volonté très apparente, non de corriger, díaméliorer, de réformer cette société de consommation, mais bien de la détruire : « La marchandise on la brûlera » (Internationale Situationniste, Hall Richelieu, Sorbonne).

ANDRÉ STÉPHANE,
LíUnivers contestationnaire (Payot, 2e trim. 1969).

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Le confusionnisme spontané

Il est vrai quíavant les explosions que vous savez, díaucuns síétaient imaginé díexpulser de France Daniel Cohn-Bendit, le chef des « enragés », que des intellectuels de gôche ont présenté, lui et ses amis, comme un disciple de líAméricain Marcuse, alors quíil suffit de lire les livres en français des écrivains « situationnistes » Vaneigem et Debord pour y retrouver líinspiration de Dany et de ses potes.

Le Canard Enchaîné (22-5-68).

Une série de documents sur la lutte que mènent les étudiants italiens permettent de se faire une idée de la situation idéologique de ces groupes à la fin de líhiver dernier (Ö) Le choix des textes ne met peut-être pas assez en évidence líimportance de Turin où « situationnistes » et « marcusiens » ont joué, à líorigine, un grand rôle.

CLAUDE AMBROISE,
Le Monde (25-1-69).

Nous avons évoqué dans le premier chapitre le « Mouvement du 22 mars » ; cíest le plus connu mais non le plus ancien des groupuscules ; à Nanterre parmi ses membres figurent quelques-uns des situationnistes qui ont fait scandale à Strasbourg deux ans plus tôt. Líentreprise de ces derniers, par ses méthodes et son programme, préfigure ce que Paris et la France vont connaître en 1968.

CLAUDE PAILLAT,
Archives secrètes (Éd. Denoël, 1er trim. 1969).

La position díintellectuels des situationnistes les a logiquement amenés à se regrouper entre eux pour diffuser les concepts élaborés ensemble. Si leur livre montre bien la force explosive que peut prendre une telle action de groupe et refléter une libération de toutes les contraintes, ils ont líair díoublier que cíest dans les usines que se passe líessentiel. Et ils ne semblent pas avoir évité le danger de devenir prisonniers de leur propre langage.

Informations Correspondance Ouvrières n° 78 (fév. 1969).

Robert Estivals (Communications, 12), a esquissé une analyse de líinfluence de la doctrine de líI.S. dans les origines du mouvement né à Nanterre. Analyse insuffisante que le livre díE. Brau ó elle-même membre de líI.S. ó permet de dépasser. Síil níest pas question pour les éducateurs modernes de devenir « situationnistes », il appartient à chacun de nous de reconnaître ses alliés (Ö) À condition que dans une prochaine étape révolutionnaire, ce radicalisme ne se réduise pas à un terrorisme lâche et borné. Comportement dont certains prétendus membres de líI.S. ont fait montre il y a peu.

MICHEL FALIGAND,
Interéducation n° 8, mars 1969.

En Italie, Feltrinelli fut le premier à faire traduire De la misère en. milieu étudiant, mais líédition tout de suite épuisée níeut pas de réimpression (Ö) À trois ans de distance, cette inquiétante analyse sociologique semble presque un lieu commun, mais cela ne veut pas dire quíelle apparaissait telle à líépoque de sa diffusion (Ö) Au contraire, la très rapide « escalade » des vérités contenues dans ce libelle et la brûlante présence au centre des « événements de Mai » de groupes anarcho-situationnistes tels que « LíHydre de Lerne », « Les Enragés » et le « 22 mars » dont faisait également partie Cohn-Bendit, ont confirmé dans líaction leur charge authentiquement révolutionnaire.

NICOLA GARRONE,
Paese Sera, de Rome (27-4-69).

Cela dit, mai 1968 fut tout autre chose que ce que Trotsky, et finalement Lénine lui-même, avait pu imaginer (Ö) Entre certains trotskystes, maoïstes, anarchistes, situationnistes, ce níétait plus líanathème stérile, mais une pratique commune. Cíétait peut-être le début du communisme.

JACQUES BELLEFROID,
Le Monde (28-5-69).

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Le confusionnisme intéressé

Cette réunion aura lieu à la faculté de Nanterre au centre culturel (salle C 20). Les organisations suivantes participant au mouvement du 22 mars : J.C.R., C.V.N., U.J.C.M.L., C.V.B., E.S.U., U.N.E.F., S.N.E. Sup., S.D.S., C.A.L., M.A.U., Anarchistes, SituationnistesÖ

Tract du « Mouvement du 22 mars », appelant à un meeting prévu pour le 2 mai 1968.

Les organisations dissoutes sont de trois ordres. Il síagit díune part de líensemble des organisations trotskystes, díautre part des groupements « pro-chinois », enfin, du Mouvement du 22 mars, qui est un cas à part (Ö) Il réunit des anarchistes, des situationnistes, des trotskistes et des « pro-chinois ».

FRÉDÉRIC GAUSSEN,
Le Monde (14-6-68).

Níécrasons pas sous les lourdes semelles du passé, serait-il relativement récent, líherbe neuve de la révolte. Il importe au contraire de souligner ce que le mouvement actuel ne doit pas aux expériences ni aux théories antérieures, y compris les plus nobles, les plus dignes de considération, les plus fécondes. Ce qui vaut par rapport à la Révolution díOctobre comme par rapport à la Commune, à la psychanalyse comme aux diverses théories socialistes, à Bakounine comme à Marx, à Marcuse comme à Mao-Tsé-Toung, au situationnisme comme au surréalisme.

LíArchibras n° 4 (Le surréalisme le 18 juin 1968).

Aux pays sans tradition ouvrière revenaient le spontanéisme, líanarchisme ou le situationnisme (Flower Power du Danemark, Motherís fuckers des U.S.A.).

Rouge (16-4-69).

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La calomnie démesurée

Car díautre part, il ne faut pas oublier certaines choses. Que si líon supprime le fait que le père de G. Debord soit un très riche industriel, les situationnistes ne sont plus rien (du moins en France).

NERSLAU,
LíHydre de Lerne n° 5 (janvier 1968).

Les « enragés » au nombre díabord díune dizaine, puis díune centaine, allaient réussir, en recourant à la violence, à paralyser le travail de quelque 12 000 étudiants. Le « mouvement du 22 mars » vient de là, díune quarantaine de jeunes gens membres de líInternationale situationniste qui a son siège à Copenhague et qui est manipulée par la H.V.A., service de sécurité et díespionnage est-allemand.

LOUIS GARROS,
Historama n° 206 (décembre 1968).

On peut tenir pour certain que dans tout cela sont absentes aussi bien la poésie que la révolution, neutralisées et non exaltées líune par líautre. La rigueur de cette double exigence manque évidemment aux militants qui sont entrés dans la révolution comme on entre en littérature. Une complaisance de ce genre atteint son comble chez ceux qui se définissent comme « situationnistes ». Ce qui, en mai, dans les inscriptions murales, toucha pour un temps certains bourgeois sensibles, avait cette origine. Bien loin díêtre spontané, mais absolument prémédité, ce travail de transcription était très semblable au développement, avec des moyens divers, de líactivité littéraire traditionnelle. Le récent livre de líun díeux, Viénet, en est la preuve. Au contraire, ce quíaucun bourgeois ne pouvait apprécier dans les paroles de mai (« Nous sommes tous des juifs allemands », « Soyez réalistes, demandez líimpossible », etc.), níétait pas situationniste.

Comité des écrivains et des étudiants (DURAS, MASCOLO, SCHUSTER, etc.).
Texte publié dans
Quindici n° 17, juin 1969.

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La démence

Un asile de fous semblait partir à la rescousse díun autre, les surréalistes aussi occupaient. Alliés aux « situationnistes », ils eurent même les premiers jours la majorité au « comité díoccupation » qui, en principe, réglait toutes les affaires intérieures de la Sorbonne (Ö) Un vent de juridisme tâtillon soufflait que les situationnistes calmèrent par la via negativa des mystiques, forçant líassemblée générale à discuter pendant des heures du mode de discussion de líordre du jour de la séance en cours, laquelle síachevait avant quíon se soit mis díaccord sur le remède absolu contre tout risque de « bureaucratie ».

EDGAR ANDRÉ,
Magazine littéraire n° 20 (août 1968).

Jíai retrouvé dans mes archives une brochure éditée en 1966 par les situationnistes qui síétaient emparé du bureau de líU.N.E.F. de Strasbourg : ces quelque trente pages révolutionnaires sont à ce point proches des idées à líorigine de Mai quíil mía semblé intéressant de les rappeler, díautant que cette contestation radicale pourrait être souvent la nôtre, si elle ne síenvolait pas dans une phraséologie désastreuse (Ö) Bravo, Messieurs, mais alors venez chez nous combattre la démocratie, au lieu de vouloir la réaliser sous ce que vous croyez pouvoir être une autre forme ! De líaudace !

AF Université, Mensuel des Étudiants de la Restauration Nationale (octobre 1968).

Contrairement à ce quíon pourrait attendre, la reconversion psychologique nía pas été effectuée et elle est, selon nous, la cause de líerreur de líI.S., et par la suite líéchec de la néo-social-démocratie estudiantine de mai [19]68 (Ö) le principe de líindividualisme nía pas été abandonné (Ö) Dans une perspective léniniste líI.S. ne saurait être considérée autrement que comme une manifestation dangereuse de la pensée petite-bourgeoise. Elle sert le capitalisme, témoin líaudience qui lui fut faite ces derniers temps dans la presse bourgeoise.

RESTIVALS,
Communications n° 12 (décembre 1968).

 

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La pratique de la théorie

 

Líhistorien Maitron

LA SORBONNE par elle-même (Éditions Ouvrières, octobre 1968), rassemblant des documents sur mai-juin 1968, est un livre qui prétend à líobjectivité historique. Paraissant comme numéro spécial de la revue universitaire Le Mouvement Social, il a été fait sous la responsabilité de Jean Maitron, directeur de cette revue, qui avait une certaine réputation en tant quíhistorien du mouvement ouvrier, et même en tant que « libertaire ». Il convient du reste de noter quíy ont collaboré J.-C. et Michelle Perrot, ainsi que Madeleine Rebérioux, laquelle était notoirement membre du parti stalinien français.

Ce livre parle des situationnistes, avec beaucoup de détails erronés, et reproduit quelques-uns de nos documents de mai. Cependant, après avoir noblement déclaré, à la page 6 : « Nous avons refusé toute coupure (mort aux pointillés qui rejettent un je ne sais quoi aux enfers !) », les auteurs ont pourtant publié notre Rapport sur líoccupation de la Sorbonne dans sa version maspérisée, qui fait vivement regretter líemploi du pointillé, qui au moins révèle que líon a caché quelque chose.

Cependant Maitron va plus loin que cette reproduction irresponsable díune falsification reprise aux poubelles des maspérisateurs. Il maspérise pour son propre compte : page 165, il présente un « tract anonyme » qui « exprime assez bien le point de vue des situationnistes ». Díoù vient cette prescience ? Cíest bien simple. Il síagit ó cette fois, comme texte isolé ó des neuf lignes répugnantes et pro-C.G.T. passées par la revue Partisans en tant que début surajouté díun fragment de tract signé du C.M.D.O. Le fait quíon isole ainsi cette greffe prouve que líon sait quíil síagissait díun tract autonome ó du style que pouvaient adopter des Rebérioux, staliniens légèrement contestataires, à cette époque. Mais le fait quíon líattribue à líI.S. montre que líon veut profiter de líattribution risquée par Maspero dans son mixage. Ainsi donc, on connaît la falsification de Maspero comme telle, et líon síen sert allègrement comme référence, sans pourtant le dire expressément, mais en dissimulant la fausse information derrière une fausse connaissance par la critique interne (« exprime assez bien le point de vueÖ »)

Le 24 octobre, líI.S. écrivit à Maitron une lettre qui lui signalait, preuves à líappui, les falsifications les plus grossières nous concernant dans son livre, et qui demandait « des excuses écrites ». Pendant quinze jours, Maitron ne répondit pas. Alors Riesel et Viénet se rendirent à son domicile, líinsultèrent comme il le méritait, et pour souligner leur propos cassèrent une soupière qui était, díaprès cet historien, « un souvenir de famille ».

Ainsi, nous avions fait voir à líindividu que sa malhonnêteté précise ne passerait pas inaperçue, et même pouvait désagréablement líexposer à líinsulte. Ce qui donnera, croyons-nous, à réfléchir à ses émules. Líémotion soulevée par un geste si simple a montré que nous níavions pas manqué notre but. Dès le 17 novembre, une lettre signée par la stalinienne Rebérioux et ses collègues, parue dans Le Monde, dénonçait le fait que leur « collègue et ami » Jean Maitron « vient díêtre victime à son domicile díune véritable agression. Quelques jeunes gens, se présentant au nom de líInternationale situationniste et se disant mécontents díun ouvrage élaboré pourtant de manière à faire leur place à tous les courants díopinion, líont insulté et ont brisé chez lui divers objets. » Le style stalino-tartuffe est flagrant. On parle díune « véritable » agression parce que líon sait quíune « agression » est précisément tout autre chose. Elle est commise par « quelques » jeunes gens, puisquíils sont deux ó ce qui est un progrès sur la célèbre numération primitive : « un, deux, beaucoup ». Riesel et Viénet ont díailleurs dit leurs noms à Maitron, et ont assez longtemps parlé de la lettre précise dont ils étaient signataires. La question níest aucunement de savoir si líouvrage fait sa place à tous « les courants díopinion », mais síil falsifie ou non nos propres textes quand il estime devoir les reproduire, etc. Après díautres, en décembre 1968, La Quinzaine Littéraire, síappuyant toujours sur les mêmes bonnes sources, en rajoute : « Ce probe ouvrage díhistorien ne pouvait plaire à tout le monde (Ö) Jean Maitron a été victime díune véritable agression à son domicile. Des individus, se réclamant de líInternationale situationniste ont prétendu réagir en venant chez lui briser une machine à écrire et des objets díart. Réagir contre quoi ? Leur groupement est cité dans le livre, un document émanant de lui est largement (début díaveu ? ó Note de líI.S.) présenté. Voulaient-ils rappeler, par cette agression aussi stupide que monstrueuse, que dans les mouvements sociaux, il y a toujours des ìen-dehorsî qui se veulent tels et font en sorte quíon ne puisse plus leur conserver líestime quíon doit à tous les militants courageux ? » Et le 5 février 1969, lors díune émission radiophonique, Maitron, encore émerveillé sans doute díavoir survécu à cette « monstrueuse » agression, dénonçait les situationnistes qui « ont saccagé » son foyer ; et affirmait quíil níavait pas peur díeux. Comme il avait complètement négligé díévoquer un quelconque motif de cette « agression », on peut espérer quíil nía pas peur de nous parce quíil est désormais résolu à ne plus truquer nos textes. Ce qui sera très bien pour tout le monde.

Au-delà du comique de cet incident ó « ils síy sont livrés à díimportantes déprédations », écrit la Révolution prolétarienne de décembre 1968, qui parle de « fascisme », et incite même à la « contre-violence » ó, il y a une question importante. À notre avis, pour le mouvement révolutionnaire qui se constitue actuellement, líobjectif n° 1, bien avant même líélaboration díune critique théorique conséquente, la liaison avec des comités de base démocratiques dans les usines, ou la paralysie de líUniversité, cíest díabord le soutien dans la pratique díune exigence de vérité et de non falsification. Ceci est le préalable et le commencement de tout le reste. Tout ce qui falsifie doit être discrédité, boycotté, traité en canaille. Quand il síagit des systèmes mensongers (comme dans les cas des bureaucrates staliniens et des bourgeois) ce sont naturellement ces systèmes qui doivent être détruits par une grande lutte sociale et politique. Mais cette lutte elle-même doit créer ses propres conditions : quand on a affaire à des individus ou des groupes qui ont voulu se placer où que ce soit dans le courant révolutionnaire, il ne faut rien laisser passer. Par là, le mouvement brisera à la base toutes les conditions du truquage qui ont accompagné et provoqué sa disparition pendant un demi-siècle. Selon nous, tous les révolutionnaires doivent maintenant reconnaître comme leur tâche immédiate de dénoncer et décourager par tous les moyens, et à quelque prix que ce soit, ceux qui veulent continuer à falsifier. Nous ne voulons absolument pas « líestime quíon doit à tous les militants courageux ». Les militants courageux ont fait trop de mal au mouvement prolétarien ; et les lâches encore plus. Nous voulons effectivement être « en dehors » de la misérable compromission généralisée des dernières décennies, et de plus en plus nombreux vont être ceux qui sauront quíil níy a plus rien à faire là-dedans. Comme le disait justement la lettre que Maitron nía pas su comprendre assez vite : « Ne doutez pas, Monsieur, que la conscience de classe de notre époque a fait suffisamment de progrès pour savoir demander des comptes par ses propres moyens aux pseudo-spécialistes de son histoire, qui prétendent continuer à subsister de sa pratique. »

Pour répondre díavance à ceux qui diront encore que les situationnistes injurient toujours tout le monde au même degré, et blâment tout dans líabsolu, nous citerons deux livres qui ont fait une assez grande place à nos documents ou à líanalyse de notre action en mai : Le projet révolutionnaire de Richard Gombin (Éd. Mouton, 1969) et Journal de la Commune étudiante díAlain Schnapp et P. Vidal-Naquet (Seuil, 1er trim. 1969). Quoique nous soyons en désaccord avec les méthodes et les idées de ces auteurs, ainsi que sur la quasi-totalité de leurs interprétations, et même sur certains faits, nous reconnaissons volontiers que ces livres sont composés honnêtement, quíils citent correctement des documents examinés dans leur version originale ; et donc quíils apportent des matériaux qui pourront servir à écrire líhistoire du mouvement des occupations.

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  Est récupéré qui veut bienn

ON POUVAIT LIRE, dans le Figaro Littéraire du 16 décembre 1968, à propos de líattribution díun « Prix Sainte-Beuve » à Mme Lucie Faure :

« Le président Edgar Faure est gentiment venu féliciter son épouse (Ö) preuve était faite quíen 1968 un jury pouvait encore siéger sans être chahuté (Ö) Níempêche que nous aurions pu líavoir, la contestation, et même la violence, si le jury du prix Sainte-Beuve avait couronné Guy Debord, comme il en avait eu un moment líintention, pour son livre La Société du Spectacle. M. Debord est un farouche situationniste et il ne pouvait accepter díêtre fêté par des bourgeois au cours díun cocktail donné par la société de consommation. Il en avait prévenu son éditeur, M. Edmond Buchet : ìComme vous le pensez, je suis radicalement hostile à tous les prix littéraires. Faites-le donc savoir, síil vous plaît, aux personnes concernées, pour leur éviter une bévue. Je dois même vous avouer que, dans une si regrettable éventualité, je serais sans doute incapable díempêcher des voies de fait : les jeunes situationnistes síen prendraient sûrement au jury qui aurait décerné une telle distinction, par eux ressentie comme un outrage.î »

On voit que la méthode est fort claire, et ses résultats concluants.

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  Le retour de Charles Fourier

LE LUNDI 10 mars 1969, à 19 heures, au moment même donc où commençait une « grève générale » díavertissement soigneusement limitée à vingt-quatre heures par líensemble des bureaucraties syndicales, la statue de Charles Fourier était remise, place Clichy, sur son socle, resté vide depuis que les nazis en avaient enlevé sa première version. Une plaque gravée à la base de la statue en disait líorigine : « En hommage à Charles Fourier, les barricadiers de la rue Gay-Lussac ». Jamais encore la technique du détournement níavait touché un tel domaine.

Le travail de mise en place fut effectué à un moment où la place Clichy est très fréquentée, et devant plus díune centaine de témoins, dont beaucoup síattroupèrent, mais dont personne, même en lisant la plaque, ne síétonna (on síétonne peu en France, après avoir vu mai 1968). La statue, réplique exacte de la précédente, était en plâtre, mais finement bronzée. À vue díúil, on la croyait vraie. Elle pesait quand même plus de cent kilos. La police síavisa peu après de sa présence, et laissa une garde autour díelle durant toute la journée du lendemain. Elle fut enlevée à líaube du surlendemain par les services techniques de la Préfecture.

Un commando díune vingtaine « díinconnus », comme disait Le Monde du 13 mars, avait suffi à couvrir toute líopération, qui dura un quart díheure. Díaprès un témoin, cité par France-Soir du 13, « huit jeunes gens díune vingtaine díannées sont venus le déposer à líaide de madriers. Une jolie performance si líon sait quíil nía pas fallu moins de trente gardiens de la paix et une grue pour remettre, le lendemain, le socle à nu. » Et LíAurore, pour une fois véridique faisait remarquer que la chose était notable car « les enragés ne rendent pas tant díhommages ».

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  Sur notre diffusion

EN JUILLET 1969 ont paru les numéros 1 de la revue de la section américaine de líI.S., Situationist International, à New York, et de la section italienne, Internazionale Situazionista à Milan (5000 et 4000 exemplaires). Ce numéro 12 díInternationale Situationniste est tiré à 10000 exemplaires. Le numéro 3 de la revue de la section scandinave Situationistisk Revolution est sous presse.

La brochure De la misère en milieu étudiant, à considérer sa diffusion en plusieurs pays, a atteint un tirage total que líon peut évaluer entre 250000 et 300000 exemplaires. Sur ce nombre environ 70000 exemplaires ont été édités directement par líI.S. ; le reste a été publié par des groupes révolutionnaires indépendants, des éditeurs ou des journaux extrémistes. On a même constaté, en France, líexistence de deux ou trois « éditions-pirates » qui avaient supprimé toute référence à líI.S. Nous avons déjà cité, dans I.S. 11, des traductions anglaise, suédoise, américaine et espagnole (publiée à líextérieur). Depuis, une autre traduction espagnole a été clandestinement imprimée à Barcelone, au printemps de 1969. Des éditions italienne, allemande (Das Elend der Studenten, Berlin, 1968), danoise, portugaise ont paru. La traduction anglaise a été reprise dans une deuxième édition américaine, à New York en novembre 1967, et celle-ci a été rééditée en feuilleton dans líhebdomadaire des étudiants radicaux de Berkeley, le Berkeley Barb, à partir de son numéro du 29 décembre 1967. Une autre traduction espagnole doit paraître prochainement au Mexique. Une autre traduction de la Misère avait paru, en juin 1968, dans le n° 6 díune revue díintellectuels londoniens, Circuit, présentée sous le titre général « Comment on casse un système : les situationnistes français ».

Díautres brochures de líI.S. ont été souvent reproduites, par exemple : The decline and fall of the ìspectacularî commodity-economy par notre section américaine (augmentée de coupures de presse relatives aux troubles de Newark et Detroit) ; et en Suède par les éditions révolutionnaires Libertad (Allmänna vägen 6, Göteborg V), sous le titre Varu Spektaklets nedgaang och fall. Ces éditions ont également traduit Banalités de base (janvier 1968), líAdresse aux révolutionnaires díAlgérie et de tous les pays, et Le Point díexplosion de líidéologie en Chine. Ce dernier texte avait été publié en danois par notre section scandinave. La section américaine de líI.S. a réédité aussi líAdresse aux révolutionnaires, Banalités de base et une dizaine díautres textes. Quelques textes de líI.S. avaient été traduits par le groupe révolutionnaire de Madrid que la police a appelé les « acrates », et dont les membres sont tous actuellement emprisonnés pour de nombreuses années ó à líexception de deux ou trois díentre eux qui ont pu se dérober aux recherches.

Les documents publiés par líI.S. et le C.M.D.O. en mai-juin 1968 ont été si reproduits quíil est impossible díen dresser la liste. Signalons seulement quíà notre connaissance, ils ont été traduits et édités, une ou plusieurs fois, en Italie, au Japon, aux États-Unis, en Suède, au Vénézuela, au Danemark et au Portugal. Ils commençaient à être diffusés en Tchécoslovaquie quand les troupes russes y ont rétabli líordre.

Les livres de Vaneigem et Debord se sont trouvés épuisés, six mois après leur parution, en juin 1968. Líéditeur de Vaneigem a aussitôt sorti un deuxième tirage puis, celui-ci étant à son tour épuisé, un troisième tirage a été fait en mai 1969. La Société du Spectacle, par contre, est restée introuvable pendant huit mois, puis son éditeur en a fait un second tirage en mars 1969. Ce livre a été publié en Italie, en septembre 1968, sous le titre La Società dello Spettacolo par les éditions De Donato, qui en ont vendu un grand nombre díexemplaires en pocket book. Mais la traduction en est profondément défectueuse.

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  Le cinéma et la révolution

DANS LE MONDE du 8 juillet 1969, J.-P. Picaper, correspondant du Festival du film de Berlin, admire que désormais « Godard pousse son autocritique salutaire dans Le Gai Savoir, coproduction de líO.R.T.F. et de Radio-Stuttgart ó interdit en France ó, jusquíà projeter des séquences tournées dans líobscurité ou même à laisser le spectateur durant un laps de temps à peine supportable devant un écran vide ». Sans chercher à mesurer ce que ce critique appelle « un laps de temps à peine supportable », on voit que, toujours en pointe, líúuvre de Godard culmine dans un style destructif, aussi tardivement plagié et inutile que tout le reste, cette négation ayant été formulée dans le cinéma avant même que Godard níait commencé la longue série de prétentieuses fausses nouveautés qui suscita tant díenthousiasme chez les étudiants de la période précédente. Le même journaliste rapporte que le même Godard, dans un court métrage intitulé LíAmour, avoue, par le truchement díun de ses personnages, que líon ne peut « mettre la révolution en images », parce que « le cinéma est líart du mensonge ». Le cinéma nía pas plus été un « art du mensonge » que tout le reste de líart, qui était mort dans sa totalité longtemps avant Godard ; lequel nía même pas été un artiste moderne, cíest-à-dire susceptible de la plus minime originalité personnelle. Le menteur pro-chinois termine donc son bluff en essayant de faire admirer la trouvaille díun cinéma qui níen serait pas, tout en dénonçant une sorte de mensonge ontologique, dont il aurait participé comme les autres, mais pas plus. En fait, Godard a été immédiatement démodé par le mouvement de mai 1968, comme fabricant spectaculaire díune pseudo-critique díun art récupéré, pour rafistolage, dans les poubelles du passé (cf. Le rôle de Godard, dans I.S. 10). Godard, à ce moment, a fondamentalement disparu en tant que cinéaste, de même quíil a été insulté et ridiculisé à plusieurs reprises, personnellement, par des révolutionnaires qui le trouvaient sur leur chemin. Le cinéma, comme moyen de communication révolutionnaire, níest pas intrinsèquement mensonger parce que Godard ou Jacopetti y ont touché ; de même que toute analyse politique níest pas condamnée à la fausseté parce que les staliniens ont écrit. Actuellement, en différents pays, plusieurs nouveaux cinéastes essaient díutiliser les films comme instruments díune critique révolutionnaire, et certains y parviendront partiellement. Seulement, les limites quíils subissent dans leur reconnaissance même de la vérité révolutionnaire, aussi bien que dans leurs conceptions esthétiques, les empêcheront encore assez longtemps, à notre avis, díaller aussi loin quíil faut. Nous estimons quíen ce moment seules les positions et les méthodes des situationnistes, selon les thèses formulées par René Viénet dans notre précédent numéro, ont un accès direct à un présent usage révolutionnaire du cinéma ó les conditions politico-économiques, bien sûr, pouvant encore faire problème.

On sait quíEisenstein souhaitait de tourner Le Capital. On peut díailleurs se demander, vu les conceptions formelles et la soumission politique de ce cinéaste, si son film eût été fidèle au texte de Marx. Mais, pour notre part, nous ne doutons pas de faire mieux. Par exemple, dès que possible, Guy Debord réalisera lui-même une adaptation cinématographique de La Société du Spectacle, qui ne sera certainement pas en-deçà de son livre.

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  La 8e Conférence de líI.S.

LA PROCHAINE CONFÉRENCE de líI.S. se réunira à la fin du mois de septembre 1969, en Italie.

Cíest líoccasion de donner quelques précisions sur líorganisation de líI.S. dans le passé, et présentement. Notamment de dissiper líétrange légende sur notre organisation hiérarchique et dictatoriale ; qui accompagne plaisamment líautre légende (celle-ci, déjà démentie par tous nos textes), selon laquelle nous serions partisans en théorie díun pur spontanéisme quant à líaction des masses. Le plus fantastique schéma de cette supposée évolution de líI.S. vers le centralisme se trouve dans líarticle, à tous égards monstrueux, díun chercheur du C.N.R.S., Robert Estivals, dans le numéro 12 de la revue Communications. Partant díune citation, évidemment fausse, díI.S. n° 5 ó « une conception fédérative de líI.S. fondée sur une autonomie nationale avait été imposée dès líorigine par líinfluence de la section stalinienne » (sic), líauteur constate que ce fédéralisme fut abandonné au profit díun « conseil central » qui « bientôtÖ reçoit tous les pouvoirs de la conférence ». On arrive au but : « Enfin la dictature de ce comité central permet en réalité à Debord de diriger directement lui-même líI.S. »

Pour laisser là ce raisonnement délirant, qui ailleurs va jusquíà insinuer que cet obsédant Debord aurait à lui tout seul fomenté le mouvement de mai et même causé sa défaite (« líaction menée à Strasbourg, répétition générale de celle entreprise à Paris » ó « Il est bon, chemin faisant, de remarquer le goût prononcé de Debord pour le terme international » ó « líInternationale situationniste est essentiellement líúuvre de Debord » ó « La reconversion psychologique nía pas été effectuée et elle est, selon nous, la cause de líerreur de líI.S., et par la suite líéchec de la néo-social-démocratie estudiantine de mai 1968 »), revenons à une « réalité » qui est bien étrangère à la conception psychologico-policière de líhistoire selon Estivals. LíI.S. nía jamais jusquíà ce jour, et ceci très délibérément, groupé plus de vingt-cinq à trente participants ó fréquemment moins ó, ce qui déjà remet dans une plus véridique lumière ces historiettes sur « la base » dépossédée et commandée de haut. La participation díindividus autonomes a été notre exigence constante, quoique pas toujours atteinte par les capacités réelles díun certain nombre. Dans une première période, il y eut effectivement, sur la base díun accord très général, une complète autonomie, non seulement en pratique mais dans les conceptions mêmes de ce que líI.S. pouvait devenir, de nos divers groupes nationaux, quoiquíils níaient pas exactement coïncidé avec les tendances en présence. Ces groupes eux-mêmes changèrent sans quíil y en eût jamais plus de trois à mener simultanément une activité effective (le plus souvent en Allemagne, France et Hollande). Le Conseil Central fut établi, à la Conférence de Londres, comme un conseil de délégués, se réunissant tous les deux ou trois mois pour coordonner líactivité de nos groupes, et níayant aucune sorte díexistence en dehors de ces réunions. Quoique nommés par la Conférence, les délégués furent quelquefois remplacés avant une réunion par díautres membres envoyés par leur groupe. Un vif débat eut lieu dans líI.S., à partir de la Conférence de Göteborg, quíil serait un peu trop simplificateur de qualifier díopposition entre les « artistes » et les « révolutionnaires », mais qui recoupait largement un tel affrontement. La discussion théorique fut longue et extrêmement démocratique, mais à la fin des manifestations absolument divergentes dans la pratique, la rupture de toute solidarité et le reniement díengagements précis de la part des « artistes » ó qui cependant voulaient rester dans líI.S. et la compromettre tout entière par leurs propres choix ó, entraînèrent leur exclusion en 1962. À ce moment la Sixième Conférence, à Anvers, constata quíune unification théorique cohérente síétait accomplie. Dès lors, la question fut posée de dissoudre ce Conseil Central, qui ne fut finalement gardé que pour marquer le rattachement à líI.S. réelle des camarades qui combattaient en Scandinavie líimposture publicitaire des nashistes, prétendant encore quelque temps représenter líI.S. dans les galeries de peinture et les journaux de Stockholm. Dès que le nashisme eût disparu, personne ne fit plus jamais mention de ce Conseil Central, qui tut formellement supprimé sans discussion, en 1966 à la Conférence de Paris. LíI.S. après 1962 avait écrit quíelle se considérait comme un seul groupe uni, quoique plusieurs camarades fussent géographiquement dispersés en Europe, et líessentiel de líactivité de ce groupe síorganisa en France, où paraissait la revue qui fut sa principale publication (et qui cessa donc, dès son numéro 9, de porter le sous-titre « bulletin central »). Notre perspective était naturellement de reformer, à partir des bases atteintes par ce groupe cohérent, des sections nationales ayant une réelle activité autonome. La première ébauche, en Angleterre, síeffondra au moment même où elle devait commencer à exister en tant que groupe (cf., ici même, la note Les dernières exclusions). Cíest seulement en 1968-1969 que líI.S. síest retrouvée formée de sections nationales, éditant chacune une revue (il va donc de soi quíil níy eut jamais de « groupe de Strasbourg », mais seulement quelques membres de líI.S. dans cette ville jusquíau début de 1967).

LíI.S. au moment de sa 8e Conférence, quoique comprenant des camarades díune dizaine de nationalités ó nos sections étant elles-mêmes internationales dans leur composition ó est organisée en quatre sections seulement : américaine, française, italienne, scandinave.

 

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Documents

 

La question de líorganisation pour líI.S.
(avril 1968)

1. Tout ce qui est connu de líI.S. jusquíà présent appartient à une époque qui est heureusement finie (on peut dire plus précisément que cíétait la « deuxième époque », si líon compte comme une première líactivité centrée sur le dépassement de líart, en 1957-1962).

2. Les nouvelles tendances révolutionnaires de la société actuelle, si elles sont encore faibles et confuses, ne sont plus reléguées dans une marge clandestine : cette année elles paraissent dans la rue.

3. Parallèlement, líI.S. est sortie du silence ; et doit ó en termes stratégiques ó exploiter maintenant cette percée. On ne peut empêcher la vogue, ici et là, du terme « situationmste ». Nous devons faire en sorte que ce phénomène (normal) nous serve plus quíil ne nous nuira. « Ce qui nous sert », cíest à mes yeux indistinct de ce qui sert à unifier et radicaliser des luttes éparses. Cíest la tâche de líI.S. en tant quíorganisation. En dehors de ceci, le terme « situationniste » pourrait vaguement désigner une certaine époque de la pensée critique (cíest déjà assez bien díavoir inauguré cela), mais où chacun níest engagé que par ce quíil fait personnellement, sans référence à une communauté organisationnelle. Mais tant que cette communauté existe, elle devra réussir à se distinguer de ce qui parle díelle sans être elle.

4. On peut dire, relativement aux tâches que nous nous sommes déjà reconnues précédemment, quíil faut mettre líaccent actuellement moins sur líélaboration théorique ó à poursuivre ó que sur sa communication : essentiellement, sur la liaison pratique avec ce qui apparaît (en augmentant vite nos possibilités díintervention, de critique, de soutien exemplaire).

5. Le mouvement qui commence pauvrement est le début de notre victoire (cíest-à-dire de la victoire de ce que nous soutenions et montrions depuis plusieurs années). Mais cette victoire ne doit pas être « capitalisée » par nous (chaque affirmation díun moment de la critique révolutionnaire, à ce sens, en appelle déjà ó au niveau où elle est ó à cette exigence que toute organisation cohérente avancée sache se perdre elle-même dans la société révolutionnaire). Dans les courants subversifs actuels et prochains, il y a beaucoup à critiquer. Il serait très inélégant que nous fassions cette nécessaire critique en laissant líI.S. au-dessus díelle.

6. LíI.S. doit maintenant prouver son efficacité dans un stade ultérieur de líactivité révolutionnaire ó ou bien disparaître.

7. Pour avoir des chances díatteindre cette efficacité, il faut voir et déclarer quelques vérités sur líI.S., qui évidemment étaient déjà vraies auparavant : mais, dans le stade présent, où ce « vrai se vérifie », il est devenu urgent de le préciser.

8. LíI.S. níayant jamais été considérée par nous comme un but, mais comme un moment díune activité historique, la force des choses nous mène maintenant à le prouver. La « cohérence » de líI.S., cíest le rapport, tendant à la cohérence, entre toutes nos thèses formulées ; entre elles et notre action ; ainsi que notre solidarité pour les questions (beaucoup, mais non toutes) où quelquíun de nous doit engager la responsabilité des autres. Ce ne peut être la maîtrise garantie à quiconque, qui serait réputé avoir si bien acquis nos bases théoriques quíil en tirerait automatiquement la bonne conduite indiscutable. Ce ne peut être líexigence (encore moins la reconnaissance) díune excellence égale de tous sur toutes les questions ou opérations.

9. La cohérence síacquiert et se vérifie par la participation égalitaire à líensemble díune pratique commune, qui à la fois révèle les défauts et fournit les remèdesó cette pratique exige des réunions formelles arrêtant les décisions, la transmission de toutes les informations, líexamen de tous les manquements constatés.

10. Cette pratique réclame à présent plus de participants dans líI.S., pris parmi ceux qui affirment leur accord et montrent leurs capacités. Le petit nombre, assez injustement sélectionné jusquíici, a été cause et conséquence díune surestimation ridicule « officiellement » accordée à tous les membres de líI.S., du seul fait quíils le sont, alors même que beaucoup níavaient nullement prouvé des capacités minimum réelles (voir les exclusions depuis un an, garnautins ou Anglais). Une telle limitation numérique pseudo-qualitative augmente exagérément líimportance de toute sottise particulière, en même temps quíelle la suscite.

11. Un produit direct de cette illusion sélective, à líextérieur, a été la reconnaissance mythologique de pseudo-groupes autonomes, situés glorieusement au niveau de líI.S., alors quíils níen étaient que les débiles admirateurs (donc, forcément, à court terme, les malhonnêtes détracteurs). Il me semble que nous ne pouvons pas reconnaître de groupe autonome sans milieu de travail pratique autonome ; ni la réussite durable díun groupe autonome sans action unie avec les ouvriers (sans bien sûr que ceci retombe au-dessous de notre « définition minimum des organisations révolutionnaires »). Toutes sortes díexpériences récentes ont montré le confusionnisme récupéré du terme « anarchiste », et il me semble que nous devons partout nous y opposer.

12. Jíestime quíil faut admettre dans líI.S. la possibilité de tendances à propos de diverses préoccupations ou options tactiques, à condition que ne soient pas mises en question nos bases générales. De même, il faut aller vers une complète autonomie pratique des groupes nationaux, à mesure quíils pourront se constituer réellement.

13. Au contraire des habitudes des exclus qui, en 1966, prétendaient atteindre ó inactivement ó dans líI.S. une réalisation totale de la transparence et de líamitié (on se trouvait presque gênés de juger leur compagnie ennuyeuse), et qui corollairement développaient en secret les jalousies les plus idiotes, les mensonges indignes de líécole primaire, les complots aussi ignominieux quíirrationnels, nous devons níadmettre entre nous que des rapports historiques (une confiance critique, la connaissance des possibilités ou limites de chacun), mais sur la base de la loyauté fondamentale quíexige le projet révolutionnaire qui se définit depuis plus díun siècle.

14. Nous níavons pas le droit de nous tromper dans la rupture. Nous devrons nous tromper encore dans líadhésion ó plus ou moins fréquemment ó : les exclusions níont presque jamais marqué un progrès théorique de líI.S. (nous ne découvrions pas à ces occasions une définition plus précise de ce qui est inacceptable ó le côté surprenant du garnautisme tient justement au fait quíil était une exception à cette règle). Les exclusions ont été presque toujours des réponses à des pressions objectives que les conditions existantes réservent à notre action : ceci risque donc de se reproduire à des niveaux plus élevés. Toutes sortes de « nashismes » pourraient se reformer : il síagit seulement díêtre en état de les détruire.

15. Pour accorder la forme de ce débat à ce que je crois devoir être son contenu, je propose que ce texte soit communiqué à certains camarades proches de líI.S. ou susceptibles díen faire partie, et que nous sollicitions leur avis sur cette question.

GUY DEBORD

NOTE AJOUTÉE EN AOÛT 1969

CES NOTES díavril 1968 étaient une contribution à un débat sur líorganisation, qui devait alors commencer parmi nous. À deux ou trois semaines de là, le mouvement des occupations, qui fut évidemment plus agréable et plus instructif que ce débat, nous força de le repousser.

Seul le dernier point avait été tout de suite approuvé par les camarades de líI.S. Ce texte donc, qui níavait certes rien de secret, níétait même pas exactement un document interne. Cependant, vers la fin de 1968, nous avons constaté que des versions tronquées, et sans date, en avaient été mises en circulation par quelques groupes gauchistes, je ne sais dans quel but. LíI.S. a estimé en conséquence quíil fallait publier dans cette revue la version authentique.

Quand notre discussion sur líorganisation put être reprise, à líautomne de 1968, les faits avaient marché très vite, et les situationnistes adoptèrent ces thèses, qui en ressortaient confirmées. Réciproquement, líI.S. a su agir en mai díune manière qui répondait assez bien aux exigences quíelles avaient formulées pour líavenir immédiat.

Je crois quíil faut ajouter une précision, au moment où ce texte connaît une diffusion plus vaste, pour éviter un contre-sens sur la question de líouverture relative demandée pour líI.S. Je níai proposé ici aucune concession à « líaction commune » avec ceux des courants semi-radicaux qui peuvent déjà chercher à se former ; ni surtout líabandon de notre rigueur dans le choix des membres de líI.S. et dans la limitation de leur nombre. Jíai critiqué un mauvais usage abstrait de cette rigueur, qui pourrait aboutir au contraire de ce que nous voulons. Les excès, admiratifs ou subséquemment hostiles, de tous ceux qui parlent de nous en spectateurs intempestivement passionnés, ne doivent pas trouver leur répondant dans une « situ-vantardise » qui, parmi nous, aiderait à faire croire que les situationnistes sont des merveilles possédant effectivement tous dans leur vie ce quíils ont énoncé, ou simplement admis, en tant que théorie et programme révolutionnaires. On a pu voir, depuis mai, quelle ampleur a pris ce problème, et quelle urgence.

Les situationnistes níont pas de monopole à défendre, ni de récompense à escompter. Une tâche, qui nous convenait, a été entreprise, maintenue bon an mal an et, dans líensemble, correctement, avec ce qui se trouvait là. Líactuel développement des conditions subjectives de la révolution doit mener à définir une stratégie qui, à partir des données différentes, soit aussi bonne que celle que líI.S. a suivie en des temps plus difficiles.

G.D.

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Correspondance avec un éditeur

 

LíI.S. à Monsieur Claude Gallimard
5, rue Sébastien-Bottin, Paris 7
e

Paris, le 16 janvier 1969

MONSIEUR,

Nous apprenons que la semaine dernière, chez un certain Sergio Veneziani, un dénommé Antoine Gallimard a parlé à plusieurs personnes, qui nous en ont informé, des situationnistes et de leurs rapports avec la Maison Gallimard. Ce con a dit que « les situationnistes » avaient fait plusieurs offres de service, entre autres à propos díune collection quíil avait díailleurs fallu « refuser » ; et que pourtant les situationnistes, en corps, étaient « les employés » de la Maison Gallimard, ou sur le point de le devenir tous.

Cette raclure de bidet síillusionne visiblement, mais ne peut cependant colporter de telles espérances que parce que vous les lui avez confiées.

Fils raté de votre père, vous ne serez pas surpris de trouver dans la génération suivante une débilité aggravée.

Le merdeux síidentifie naturellement, à son tour, à votre pauvre rôle parce que, comme vous, il espère hériter.

Cette vantardise est au-dessus de vos moyens.

Deux situationnistes, jusquíà présent, avaient fait éditer un livre chez vous. Vous ne connaîtrez jamais plus de situationnistes et, des deux en question, vous níaurez plus jamais un livre.

Tu es si bête et si malheureux quíil est inutile díajouter rien de plus insultant.

Pour líI.S. :
G
UY DEBORD, MUSTAPHA KHAYATI, RENÉ RIESEL, RENÉ VIÉNET

 

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Éditions Gallimard

Paris le 17 janvier 1969

Monsieur René Viénet
(Ö)
Paris 4
e

CHER MONSIEUR,

Votre lettre nous a tous beaucoup amusés, et ce níest pas inutile dans une époque qui se veut tristement sérieuse.

Jíai trouvé drôle que vous découvriez maintenant que je suis le fils de mon père ; quant à la question de savoir si mes parents míont raté ou réussi, je suis étonné que vous níy ayez pas songé lorsque vous vous êtes uni par un accord avec moi pour la publication de vos livres.

Votre conception de líhérédité mía donné une idée (vous me direz que cíest étonnant), mais si mon fils est encore plus bête que moi et moi que mon père, votre grandípère avait sans doute du génie, vous ne nous en avez jamais parlé ?

Mais soyons sérieux une seconde ; je vous ai connu très sérieux dans le domame de la recherche de líinformation, en líoccurence vous sembler vous en tenir a des délations de seconde main, tronquées et anonymes.

Puisque vous aimez vous amuser, ne croyez-vous pas que nous pourrions prendre un verre avec le dénommé Antoine Gallimard qui, tout débile quíil est, ne manque pas díhumour et nous pourrions les uns et les autres nous insulter avec bonheur, car il níy a rien de fondé dans votre lettre qui puisse changer nos relations. Naturellement si vous pouvez amener vos amis à cette petite réunion qui me changerait un peu de la vie quotidienne, jíen serais enchanté.

CLAUDE GALLIMARD

 

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LíI.S. à Claude Gallimard

Paris, le 21 janvier 1969

TU AS peu de raisons de trouver amusante notre lettre du 16 janvier. Tu as encore plus tort de croire que tu vas pouvoir arranger la chose, et même nous rencontrer autour díun verre.

Nos témoins sont directs, sûrs, et bien connus de nous. On tía dit que tu níauras plus jamais un seul livre díun situationniste. Voilà tout.

Tu lías dans le cul. Oublie-nous.

Pour líI.S. :
C
HRISTIAN SÉBASTIANI, RAOUL VANEIGEM, RENÉ VIÉNET

 

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