Internationale situationniste
Bulletin central édité par les sections de líInternationale situationniste
Numéro 2
Décembre 1958 ó Directeur : G.-E. Debord
Rédaction : 32, rue de la Montagne-Geneviève, Paris-V
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Table


Notes éditoriales :

 Les souvenirs au-dessous de tout

 Ce que sont les amis de « Cobra » et ce quíils représentent

 Líabsence et ses habilleurs

 Líeffondrement des intellectuels révolutionnaires

 Le tournant obscur

 Renseignements situationnistes

 ABDELHAFID KHATIB, Essai de description psychogéographique des Halles

Questionnaire

 GUY-ERNEST DEBORD, Théorie de la dérive

 CONSTANT, Sur nos moyens et nos perspectives

Nouvelles de líInternationale :

 Líactivité de la section italienne

 Les situationnistes en Amérique

 CONSTANT & DEBORD, La déclaration díAmsterdam

 Suprême levée des défenseurs du surréalisme à Paris et révélation de leur valeur effective
 

   

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Comité de Rédaction : MOHAMED DAHOU, ASGER JORN, MAURICE WYCKAERT.

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Líillustration photographique de ce numéro a pour thème
la vie quotidienne à líapparition du mouvement situationniste.

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Notes éditoriales

 

Les souvenirs au-dessous de tout

AVEC UN TEXTE quíil intitule « La poésie au-dessus de tout », Péret ouvre le premier numéro du bulletin surréaliste Bief par une attaque contre les situationnistes, auxquels il prête le projet idiot de placer la poésie et líart sous « la tutelle » de la science.

Les déclarations confuses de Péret, qui ne sont motivées que par une grossière volonté de propagande anti-situationniste, révèle cruellement un mode de pensée de líautre siècle ; líincapacité de comprendre les problèmes actuels, incapacité qui prime même líintention malhonnête de combattre ceux qui les posent. « La fission nucléaire et ses conséquences, dit-il, ne provoqueront jamais un nouveau mode de sentir pas plus quíelles níengendreront une poésie originale. » Cíest bien vrai. Mais que veut-on encore « sentir » passivement ? Et quíattendre dí« une poésie originale », avec ou sans prétexte nucléaire ? Cette rhétorique de la prééminence díun scientisme sur une sensibilité poétique, ou de líinverse, ces polémiques qui devaient retentir autour de Sully-Prudhomme font sourire. Nous ne voulons pas renouveler líexpression en elle-même, et surtout pas líexpression de la science : nous voulons passionner la vie quotidienne. La poésie ne peut plus être en deçà. Nous ne rafistolerons pas le langage poétique et líart que cette génération, qui a été dadaïste, aura fini par aimer inconditionnellement. Votre jeunesse est morte et vos amours aussi, comme dit la chanson.

Quels sont nos buts ? Créer des situations. Il níest pas douteux que, de tous temps, des gens ont essayé díintervenir directement sur líambiance de quelques moments de leur vie. Nous pensons seulement que les moyens níétaient pas réunis pour une extension quantitative et qualitative de telles constructions, qui restaient isolées et partielles. La religion, puis le spectacle artistique, ont été les dérivatifs qui ont pallié à líincapacité díaccomplir ce désir. Le mouvement de disparition, aisément constatable, de ces dérivatifs va de pair avec le développement matériel du monde, quíil faut comprendre dans le sens le plus large. La construction des situations níest pas directement dépendante de líénergie atomique ; et même pas de líautomation ou de la révolution sociale, puisque des expériences peuvent être entreprises en líabsence de certaines conditions que líavenir devra sans doute réaliser. Le retard de quelques secteurs dans líavance totale de notre temps, nous privant de moyens dont nous voudrions disposer, fait líaridité de notre actuel domaine. Mais alors que líhistoire laisse apparaître pour la première fois une perspective de cet ordre, des plaisirs moindres nous paraissent indignes díattention.

Péret est prisonnier des richesses factices de la mémoire, de la vaine tâche de conservation des émotions dans des expressions artistiques, qui deviennent des objets que díautres collectionnent.

Péret et ses amis sont les conservateurs díun monde artistique qui se ferme. Ils sont du côté de ceux qui le vendent en condensé dans les musées imaginaires des Malraux. Ils sont du côté de ceux qui veulent prolonger sa « noblesse » en faisant décorer des frigidaires par les peintres modernes. Mais cette noblesse est finie avec líancien régime de la culture. Ils ne sont plus que du côté du souvenir. Et le rôle du rêve, quíils ont tant vanté, est de permettre de continuer à dormir.

Nous sommes les partisans de líoubli. Nous oublierons le passé, le présent qui sont les nôtres. Nous ne reconnaissons pas nos contemporains dans ceux qui se satisfont de trop peu. La légère avance qui nous sied était parfaitement exprimée par le slogan que notre section belge jetait, en avril 1958, à la tête des critiques díart réunis en assemblée mondiale : « la société sans classes a trouvé ses artistes ».

*

Ce que sont les amis de « Cobra » et ce quíils représentent
[rédigé par Guy Debord]

EN 1958, une sorte de conspiration tend à lancer un nouveau mouvement díavant-garde, qui a la particularité díêtre fini depuis sept ans. Il síagit de « Cobra », qui níest jamais présenté en termes clairs, mais plutôt par des allusions qui impliquent son actualité. Dans certains cas on lui fixe une origine, et on sous-entend sa permanence. Ainsi, dans France-Observateur du 18 septembre, on écrit à propos du peintre Corneille : « À cette époque (1950), il participe à la fondation du groupe artistique ìReflexî qui, plus tard, síintégrera dans le mouvement díavant-garde Cobra ». Dans díautres cas, et du fait que jusquíici on níavait jamais parlé de Cobra, on crée manifestement líillusion que sa constitution est toute récente, comme dans Le Monde du 31 octobre où líon nous présente : « Au confluent du lyrisme abstrait et díinfluences esthétiques africaines, le Hollandais Rooskens, qui appartient aux mouvements díavant-garde Reflex et CobraÖ »

Quelle est la réalité ? Il a existé, entre 1948 et 1951, une Internationale des Artistes Expérimentaux, plus souvent appelée, du nom de la revue quíelle éditait, mouvement « Cobra » (ce titre : Copenhague - Bruxelles - Amsterdam, traduisant son implantation presque exclusivement nord-européenne). La revue Reflex, qui était líorgane du Groupe Expérimental Hollandais avant la liaison internationale et la parution de Cobra nía eu en tout que deux numéros, en 1948. Les groupes du mouvement Cobra, étaient réunis sur la proclamation díune recherche expérimentale dans la culture. Mais cet aspect positif était paralysé par la confusion idéologique, entretenue par une forte participation néo-surréaliste. Cobra ne put mener díautre expérience effective que celle díun nouveau style en peinture. En 1951, líInternationale des Artistes Expérimentaux mit fin à son existence. Les représentants de sa tendance avancée poursuivirent leurs recherches sous díautres formes. Certains artistes, au contraire, abandonnant la préoccupation díune activité expérimentale, usèrent de leur talent pour mettre à la mode ce style pictural particulier qui était le seul résultat tangible de la tentative Cobra (par exemple Appel, au Palais de líU.N.E.S.C.O.).

Cíest le succès commercial díanciens membres du mouvement Cobra qui incita récemment díautres artistes, plus médiocres, et qui níavaient eu que très peu díimportance dans Cobra comme dans la suite, à intriguer de divers côtés pour monter la mystification díun mouvement Cobra ininterrompu, éternellement jeune et classiquement expérimental dans le style de 1948, où leur marchandise assez dédaignée pourrait síécouler sous la même prestigieuse étiquette que celle de MM. Corneille et Appel. Líancien rédacteur en chef de la revue Cobra, Dotremont, prit la responsabilité de ce maquillage, qui avait tout pour plaire. En effet, les artistes liés à cette combinaison, quíils aient ou non participé à la brève expérience de 1948-1951, ajoutent une valeur « théorique » supposée à leurs úuvres en se réclamant díun mouvement organisé. Et les individus qui contrôlent le jugement et la vente des répétitions décomposées de líart moderne ont intérêt à faire croire que les objets en question sont les manifestations díun réel mouvement novateur. Ils luttent ainsi contre de véritables changements, dont líampleur prévue devra entraîner leur disparition pratique des postes quíils détiennent, et líéchec idéologique de toute leur vie (le goût, líattention pratique, de líélite culturelle dominante pour les mouvements en reflux, dont líexemple le plus fort reste le cas surréaliste, commence même à se manifester discrètement à propos de certains disques lettristes, malgré líopposition presque absolue quía rencontrée en son temps le lettrisme, et la difficulté díexploitation qui tient à la nature particulière de ce dernier mouvement).

Cependant il est probable que líeffort réactionnaire qui se déploie maintenant sous le drapeau de Cobra, malgré les conditions favorables quíil rencontre, níira pas très loin. Au début de líannée 1958, les néo-Cobra síétaient assurés du Stedelijk Museum díAmsterdam, jadis cadre díune manifestation scandaleuse du mouvement, et dont la naissante réputation parisienne, extrêmement surfaite, doit être attribuée à certains journalistes amateurs du Cobra réchauffé autant que du vieux monde culturel des musées. Les néo-Cobra avaient líintention díorganiser là une grande exposition très éclectique, destinée à voyager ensuite dans díautres capitales, et surtout à impressionner le marché américain. Les situationnistes, qui se trouvaient impliqués dans cette bonne affaire parce que deux díentre eux ont eu un rôle dirigsant dans Cobra, firent savoir quíils ne pouvaient accepter cette exposition que sous une forme rigoureusement historique, dont líappréciation appartiendrait à un secrétaire désigné par eux ; et quíils seraient contraints de síopposer à níimporte quelle sorte de tentative faite pour présenter Cobra comme une recherche actuelle. Devant notre opposition le Stedelijk Museum retira son accord. Cíest ce qui oblige à présent la campagne pour la résurrection de Cobra à se faire à demi mots. Et il est douteux que cette campagne puisse atteindre une réussite de quelque importance si ses promoteurs ne retrouvent pas ailleurs des appuis aussi considérables, leur permettant de faire bien voir ensemble, aujourdíhui, les pièces et les morceaux de leur pseudo-mouvement.

Le caractère méprisable de la tentative de nouveau départ est patent pour qui connaît le programme quíadoptait Cobra voici dix ans, tel que líexpose le manifeste du Groupe Expérimental Hollandais, rédigé par Constant et publié dans le n° 1 de Reflex :

« Líinfluence historique des classes supérieures a poussé líart de plus en plus dans une position de dépendance, accessible seulement pour des esprits exceptionnellement doués, seuls capables díarracher un peu de liberté aux formalismes.

Ainsi síest constituée la culture individualiste, qui est condamnée avec la société qui lía produite, ses conventions níoffrant plus aucune possibilité pour líimagination et les désirs, et empêchant même líexpression vitale de líhommeÖ

Un art populaire ne peut pas correspondre actuellement aux conceptions du peuple, car le peuple tant quíil ne participe pas activement à la création artistique, ne conçoit que les formalismes historiquement imposés. Ce qui caractérise un art populaire est une expression vitale, directe et collectiveÖ

Une liberté nouvelle va naître qui permettra aux hommes de satisfaire leur désir de créer. Par ce développement líartiste professionnel va perdre sa position privilégiée : ceci explique la résistance des artistes actuels.

Dans la période de transition líart créatif se trouve en conflit permanent avec la culture existante, tandis quíil annonce en même temps une culture future. Par ce double aspect, dont líeffet psychologique a une importance grandissante, líart joue un rôle révolutionnaire dans la société. Líesprit bourgeois domine encore la vie entière, et il va même jusquíà apporter aux masses un art populaire préfabriqué.

Le vide culturel nía jamais été si manifeste que depuis cette guerreÖ

Toute prolongation de cette culture paraît impossible, et ainsi la tâche des artistes ne peut pas être constructive dans le cadre de cette culture. Il convient tout díabord de se défaire des vieux lambeaux culturels qui, au lieu de nous permettre une expression artistique, nous empêchent díen trouver une. La phase problématique dans líhistoire de líart moderne est finie, et va être suivie par une phase expérimentale. Cela veut dire que líexpérience díune période de liberté illimitée doit nous permettre de trouver les lois díune nouvelle créativité. »

Ceux qui ont marché dans la ligne díun tel programme se trouvent naturellement aujourdíhui dans líInternationale situationniste.

*

Líabsence et ses habilleurs

TOUT EFFORT CRÉATIF qui ne se place pas désormais dans la perspective díun nouveau théâtre díopérations culturel, díune création directe des ambiances de la vie, est mystifié díune manière ou díune autre. Dans le contexte de líépuisement des branches esthétiques traditionnelles, on peut en arriver à se manifester simplement par un vide signé, qui est líaboutissement parfait du « ready made » dadaïste. Le musicien américain John Cage, il y a quelques années, a fait écouter à son auditoire un moment de silence. Durant líexpérience lettriste, en 1952, on avait introduit au cinéma (dans le film « Hurlements en faveur de Sade ») une séquence noire de 24 minutes, sans bande sonore. La récente peinture monochrome de Klein, animée par les machines de Tinguély, se présente sous forme de disques bleus tournant à grande vitesse, et le critique du Monde (le 21 novembre 1958), remarque à ce propos : « On pourra penser que tant díefforts et de détours ne mènent pas loin. Aussi bien les protagonistes eux-mêmes ne se prennent pas trop au sérieux. Mais leur entreprise síinscrit de façon symptomatique dans le désarroi actuel. ìOn ne sait plus quíinventerî entend-on partout. Líart, et notamment la peinture, pour de bon ìau bout de son rouleauî ? Cíest une constatation de toutes les époques, mais après tout peut-être était-il dévolu à la nôtre de coïncider avec líimpasse définitive. Cette fois la vieille surface de la toile où se superposèrent impressionnisme et expressionnisme, fauvisme et cubisme, pointillisme et tachisme, non-figuration géométrique et lyrique, commence à montrer sa trame. »

En fait, le sérieux des auteurs ne pose aucune sorte de problème. La vraie question oppose un moyen artistique isolé à líemploi unitaire de plusieurs de ces moyens. Immédiatement après la formation de líI.S., le n° 29 de Potlatch mettait en garde les situationnistes (« LíI.S. dans et contre la décomposition ») : « De même quíil níy a pas de ìsituationnismeî comme doctrine, il ne faut pas laisser qualifier de réalisations situationnistes certaines expériences anciennes ó ou tout ce à quoi notre faiblesse idéologique et pratique nous limiterait maintenant. Mais à líinverse, nous ne pouvons admettre la mystification même comme valeur provisoire. Le fait empirique abstrait que constitue telle manifestation de la culture décomposée díaujourdíhui ne prend sa signification concrète que par sa liaison avec la vision díensemble díune fin ou díun commencement de civilisation. Cíest-à-dire que finalement notre sérieux peut intégrer et dépasser la mystification, de même que ce qui se veut mystification pure témoigne díun état historique réel de la pensée décomposée. »

Ces exercices du néant, en effet, níéchappent généralement pas à la tentation de síappuyer sur quelque justification extérieure, et vont par là illustrer et servir une conception réactionnaire du monde. Le propos de Klein, nous dit le même article du Monde, « Ö semble être de transposer ce thème purement plastique de la saturation colorée dans une sorte de mystique picturale incantatoire. Il síagit de síabîmer dans líenvoûtante uniformité bleue comme le bouddhiste dans Bouddha ». On sait, hélas, que John Cage participe à cette pensée californienne où la débilité mentale de la culture capitaliste américaine síest mise à líécole du bouddhisme Zen. Ce níest pas par hasard que Michel Tapié, líagent secret du Vatican, feint de croire à líexistence díune école américaine de la Côte Pacifique, et à son importance déterminante : les spiritualistes de toutes catégories, de nos jours, émargent à la même caisse de défense. La démarche poisseuse de Tapié vise díailleurs, parallèlement, à líanéantissement du vocabulaire théorique (en quoi il tient un rôle díartiste, méconnu comme tel, mais bel et bien contemporain de Cage et de Klein). Dans un catalogue de la galerie Stadler, le 25 novembre, il décompose ainsi le langage en prenant prétexte díun peintre, naturellement japonais, nommé Imaï : « Imaï, ces derniers mois, a franchi un nouveau stade dans une évolution picturale féconde depuis trois ans, qui était passée díun climat ìpacifique signifiantî à un graphisme ensembliste dramatique. »

Il est inutile de souligner combien Klein et Tapié sont spontanément en avance sur la vague fasciste qui progresse en France. Díautres líont été plus explicitement, sinon peut-être plus consciemment, et díabord le purulent Hantaï, passé directement du fanatisme surréaliste au royalisme de Georges Mathieu. La simplicité de la recette du dadaïsme à líenvers, non plus que líévidente déchéance morale díHantaï, níempêchent pas les braves imbéciles de la revue suisse et néo-dadaïste orthodoxe Panderma de lui faire une publicité massive, et díavouer quíils níont « pu comprendre la moindre des choses » à propos des discussions sur la manifestation de la Galerie Kléber, en mars 1957, pourtant clairement dénoncée ó tout de même ó par les surréalistes, et aussi par nous dans le n° 28 de Potlatch. Il est vrai que la même revue, parlant on ne sait pourquoi de líI.S. fait part aussi de sa perplexité : « De quoi síagit-il ? Personne ne le sait ». Sans doute serions-nous étonnés díêtre un sujet de conversation courant à Bâle. Mais on a pourtant vu le directeur de Panderma, le nommé Laszlo, faire plusieurs tentatives infructueuses pour rencontrer des situationnistes, à Paris. Tout porte à croire que même Laszlo nous a lu. Seulement son métier est autre : il est la cheville ouvrière díun de ces vastes rassemblements où des gens qui níont aucun rapport entre eux joignent pour un jour leur signature sous un manifeste qui nía aucun contenu en lui-même. Celui de Laszlo, sa grande úuvre, sa simple mais fière participation au néant souverain de son époque, cíest un « manifeste contre líavant-gardisme » qui, après une trentaine de lignes de considérations critiques tout à fait acceptables, parce que malheureusement fort banales, sur líusure de líart moderne et les répétitions de ce qui síappelle avant-gardisme, tourne court par une profession de foi dans líavenir qui, seul, intéresse les signataires. Comme líavenir quíils choisissent níest pas défini autrement, quíil est donc sans doute attendu et accepté en bloc et díenthousiasme ó comme Hantaï ó, un des signataires, Édouard Roditi, a eu la prudence de se réserver par un additif « le droit de juger líavenir aussi inintéressant que le présent ». Roditi mis à part, tous ces penseurs (dont le plus connu est le chanteur-compositeur Charles Estienne, ex-critique díart) sont probablement, à líheure quíil est, intéressés, comblés peut-être, par líavenir qui a nécessairement suivi la parution de leur manifeste.

On peut parier quíun bon nombre de ces amoureux de líavenir se sont retrouvés à ce « rendez-vous de líavant-garde internationale » tenu en septembre au Palais des Expositions de Charleroi, dont on ignore tout sauf le titre dí« Art du XXIe Siècle » révélé par un modeste placard publicitaire. On peut aussi parier que la formule, tombée dans le vide, sera reprise, et que tous ceux qui ont été si radicalement incapables de découvrir un art de 1958, souscriront à celui du XXIe siècle, gênés seulement par les extrémistes qui viendront vendre les mêmes redites sous líétiquette XXIIe siècle. La fuite en avant, dans la vantardise, est ainsi la consolation de ceux qui tournent en rond devant le mur qui les sépare de la culture présente.

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Líeffondrement des intellectuels révolutionnaires

LA RÉPUBLIQUE parlementaire bourgeoise ayant été balayée en France sans résistance, les intellectuels révolutionnaires dénoncèrent díune seule voix líeffondrement des partis ouvriers, des syndicats, des idéologies de somnambules et des mythes de la gauche. Seul leur a paru indigne díêtre signalé leur propre effondrement.

Cíétait précisément une génération intellectuelle peu brillante. Les discussions philosophiques, le genre de vie, les modes artistiques quíils aimaient était ridicules sur toute la ligne. On sentait quíeux-mêmes le soupçonnaient. Dans la seule pensée politique ils avaient le beau rôle, ils étaient sûrs díeux : cíest que líabsence du parti communiste leur laissait le monopole de la libre réflexion, et les illustrait par contraste.

Mais ils níont pas fait grand usage de cette liberté. Ils ne sont jamais parvenus à une conception générale de la pensée révolutionnaire. Justement en avril 1958, dans le n° 7 díArguments, Morin concluait symptomatiquement un article plein de remarques très justes (« La dialectique et líaction ») par une découverte soudaine : « le grand art, le seul art », cíétait la politique car « aujourdíhui tous les autres arts síépuisent, se tarissent, se transmutent en science ou se reconvertissent en magie infantile ». Et Morin, tout content díavoir vu en passant líavenir artistique dont il était auparavant sans nouvelles, ne se rappelait plus que le but des révolutionnaires níest rien díautre que la suppression de la politique (le gouvernement des personnes faisant place à líadministration des choses).

Sitôt ouverte la crise de mai, la majorité des intellectuels révolutionnaires, avec les partis ouvriers, a fait naufrage dans une idéologie républicaine bourgeoise qui ne pouvait correspondre à aucune force réelle, ni dans la bourgeoisie ni parmi les ouvriers. En revanche le groupe de Socialisme ou Barbarie, pour qui le prolétariat est une sorte de Dieu Caché de líhistoire, síest félicité les yeux fermés de son désarmement, qui ne pouvait correspondre quíà un sommet de la conscience de classe, à une tardive libération de líinfluence néfaste des partis et des syndicats.

Mais líabsence díune riposte révolutionnaire en mai a entraîné la déroute complète de la gauche légaliste qui « disait non à la guerre civile ». Les seules forces qui restent en présence en France sont celles qui ont profité de la lutte contre la révolution coloniale pour accomplir leurs programmes : la réaction capitaliste, qui voulait contrôler plus directement un État mieux adapté aux nouvelles structures économiques ; et la réaction fasciste de líarmée et des colons, qui voulait gagner à tout prix la guerre díAlgérie (les contradictions entre ces deux tendances níempêchent pas leur solidarité relative ; et du fait de la dispersion de líopposition ouvrière au gaullisme et de líaffaiblissement de la lutte armée des Algériens, rien ne les pousse à une épreuve de force dans líimmédiat : les colons et de Gaulle peuvent síinstaller dans la perspective de plusieurs autres années de guerre en Algérie, au long desquelles líéquilibre entre eux évoluera).

Seul, le prolétariat, par son absence díorganisation révolutionnaire, son absence de liaison avec la lutte des peuples colonisés, nía pas été capable de mettre à profit la crise coloniale de la république bourgeoise pour accomplir son programmeÖ Mais il níavait pas plus de programme quíil níavait de direction capable de le lancer dans une grève insurrectionnelle au lendemain du 13 mai. On nía pas fini de mesurer líampleur de cette défaite.

La principale leçon quíil faut en tirer, cíest que la pensée révolutionnaire doit faire la critique de la vie quotidienne dans la société bourgeoise ; répandre une autre idée du bonheur. La gauche et la droite étaient díaccord sur une image de la misère, qui est la privation alimentaire. La gauche et la droite étaient aussi díaccord sur líimage díune bonne vie. Cíest la racine de la mystification qui a défait le mouvement ouvrier dans les pays industrialisés.

La propagande révolutionnaire doit présenter à chacun la possibilité díun changement personnel profond, immédiat. En Europe cette tâche suppose des revendications díune certaine richesse, pour rendre insupportable aux exploités la misère des scooters et des télévisions. Les intellectuels révolutionnaires devront abandonner les débris de leur culture décomposée, chercher à vivre eux-mêmes díune façon révolutionnaire. Ce faisant, ils pourront enfin rencontrer les problèmes díune avant-garde populaire. Le bifteck sera remplacé, comme signe du droit de vivre des masses. Les intellectuels révolutionnaires auront appris la politique. Mais le délai, qui síannonce fort déplaisant, risque díêtre long.

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Le tournant obscur

AU CENTRE de notre action collective il y a en ce moment líobligation urgente de faire bien comprendre ce quíest notre tâche spécifique, un saut qualitatif dans le développement de la culture et de la vie quotidienne. Nous devons voir tout ce quíune telle intention recouvre, mais aussi les attitudes périmées quíelle rejette définitivement ou quíelle ne peut conserver quíen tant que résidus tactiques provisoires. Et tout díabord il convient díamener à cette prise de conscience, aux dernières conséquences quíelle implique, ceux de nos camarades qui, empressés de donner leur adhésion à un programme novateur, ne sont pas suffisamment soucieux de líactivité pratique nouvelle qui correspondra à ce programme.

Peut-être líorganisation situationniste, qui essaie de pousser plus loin certains problèmes en les clarifiant, en mettant leurs données dans la lumière de líexpérience, sera-t-elle finalement inutile ? Cíest ce que nous devrions conclure síil síavérait quíelle a été formée prématurément, si elle ne pouvait utiliser tôt ou tard quelques moyens indispensables aux constructions quíelle envisage.

Mais avoir ou non ces moyens, malgré líaspect généralement économico-politique de la question, dépend largement de nous, de notre lucidité théorique, de notre propagande en faveur de désirs nouveaux. Si nos idées mêmes ont un côté utopique et vague, ceci provient moins, à ce stade primitif, de líimpossibilité de vérifier par la pratique une première partie de nos hypothèses, que de notre incapacité de les penser assez rigoureusement en commun.

Un détail ou un autre de notre entreprise nía aucune sorte díintérêt si tous les éléments qui passent à travers líI.S. ne parviennent pas à se constituer en groupement situationniste agissant, sur le terrain qui doit être le nôtre. Si malgré la nécessité du saut dans une sphère supérieure díaction, la difficulté de comprendre pratiquement ce saut ne pouvait être dominée, les vieilleries artistiques líemporteraient forcément dans líI.S. et aucune sévérité morale ou organisationnelle ne pourrait retarder leur triomphe. Ce serait un important recul de la révolution culturelle dont nous sentons la nécessité.

Nous représentons le premier effort systématique pour découvrir, à partir des conditions de la vie moderne, des possibilités, des besoins, des jeux supérieurs. Nous sommes les premiers à connaître un passionnant nouveau, lié à líactualité et au futur proche de la civilisation urbaine, quíil ne síagit pas díinterpréter (de prendre comme nouveau thème de líancienne expression artistique), mais de vivre et díapprofondir directement, de transformer.

Nous nous sommes levés avant le jour qui mettra les infinis moyens terrestres au pouvoir de la liberté, avant le peuple qui obtiendra ces loisirs. Nous avons en tout cas le devoir de ne pas dévaloriser, dans une opposition polie à la culture dominante, des slogans précurseurs que nous pouvons trouver. Si nous ne parvenons pas à une action situationniste, nous ne permettrons pas une publicité sur cette étiquette factice. Il faudrait alors adopter des formes díaction plus modestes, plus clandestines. Tout se décidera sur ce point : un assez grand nombre de situationnistes ó non díartistes formellement ralliés, mais de professionnels de cette nouvelle activité ó va-t-il répondre à notre appel ?

La priorité absolue du problème de notre renforcement par cette masse virtuelle doit commander tous les aspects de la tactique de líI.S., et particulièrement nous conduire à rejeter les alliances que líon nous propose. Le mot díordre díun « front révolutionnaire dans la culture » adopté par nos groupes à partir du Congrès díAlba a été positif dans la mesure où il a contribué à notre unification dans líI.S. ; et décevant en ce qui concerne nos rapports avec tel groupe en Tchécoslovaquie, ou tels autres publiant des petites revues en Italie ou en Belgique. La pression de ces éléments extérieurs, incapables de concevoir le tournant devant lequel nous sommes, peut seulement augmenter la confusion dans líI.S., et renforcer son « aile droite ».

Nous devons au plus vite étendre notre base vraiment situationniste, et développer son programme. Cette question dominera notre prochaine conférence internationale. Majorité et minorité se délimiteront en fonction díelle.

 

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Renseignements situationnistes

 

LA MOYENNE DíÂGE, qui síélevait lors de la fondation de líI.S., à un peu plus de 29 ½ (alors que quatre ans seulement auparavant, à líété de 1953, la moyenne díâge des lettristes-internationalistes síétablissait légèrement au-dessous de 21 ans), est passée dans le courant díune seule année à un chiffre supérieur à 32 ans.

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Le remaniement intervenu dans le comité de rédaction de ce bulletin (remplacement de Pinot-Gallizio par Jorn) correspond seulement au fait que Gallizio, qui continue de diriger personnellement la production de la peinture industrielle, doit consacrer momentanément toute son énergie à cet immense labeur.

W. Korun cependant, qui síest trouvé hors díétat de réaliser tout le programme de publications adopté en mai dernier pour la Belgique, est déchargé jusquíà nouvel ordre des responsabilités quíil assumait pour líI.S. dans ce pays.

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« La lutte contre le gaullisme ne doit pas nous détacher du combat révolutionnaire sous ses formes autres quíéconomiques et politiquesÖ Líentreprise situationniste en appelle à la fonction qui exprime le mieux peut-être la liberté de líhomme, et qui est à la source même de la création artistique : le jeu. Une telle expérience, qui se place dans la perspective de la révolution intégrale (transformer, indissolublement, toutes les structures, matérielles et spirituelles, de la vie collective), ne peut nous laisser indifférents. »

RENÉ FUGLER, Le Monde Libertaire, n° 41-42 (août-septembre 1958).

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« Ö Une soi-disant ìInternationale situationnisteî qui síimagine apporter du nouveau en créant líéquivoque et la confusion. Mais níest-ce pas dans ces eaux troubles quíon pêche une situation ? »

BENJAMIN PÉRET, Bief, n° 1 (15 novembre 1958).

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« Ö Nos ambitions sont nettement mégalomanes, mais peut-être pas mesurables aux critères dominants de la réussite. Je crois que tous mes amis se satisferaient de travailler anonymement au Ministère des Loisirs díun gouvernement qui se préoccupera enfin de changer la vie, avec des salaires díouvriers qualifiés. »

G.-EDEBORD, Potlatch, n° 29 (5 novembre 1957).

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LíI.S. va étudier líaménagement, aux fins díy construire plusieurs séries de situations, de líensemble des bâtiments édifiés par Claude-Nicolas Ledoux à la Saline-de-Chaux (cf. le court métrage de Pierre Kast consacré à líúuvre de cet architecte).

Un plan de transformation de cet ensemble, qui demeure à líabandon, sera mis au point, et exécuté dès que les circonstances le permettront. Au cas où la perspective díune reconversion ludique de la Saline-de-Chaux resterait fermée, les observations et les conclusions du plan pourraient être adaptées au détournement díautres architectures européennes utilisables.

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Líex-situationniste anglais Rumney se refusant à comprendre le caractère définitif de son exclusion, annoncée dans notre précédent numéro, nous sommes obligés de rappeler quíil nous paraît devenu complètement inintéressant, tant par ses idées que par sa vie. Ce quíil pourrait publier, sur la psychogéographie ou sur tout autre sujet, dans la revue Ark ou ailleurs, et quelque usage quíil veuille faire du nom de certains de nous, ne saurait aucunement concerner líI.S.

 

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Essai de description psychogéographique des Halles

 

« De fait, pour obtenir les plus simples améliorations dans les rapports sociaux, il faut mobiliser une si extraordinaire énergie collective, que si líimportance réelle de cette disproportion apparaissait sous son véritable jour à la conscience publique, elle agirait comme un facteur de découragementÖ
Cette affreuse disproportion doit être considérablement atténuée pour les consciences, par une amplification artificielle et grosse de mythologie des résultats attendus, portée jusquíà des proportions répondant davantage à la somme des efforts engagés et dont il est déjà impossible de cacher líimportance, puisquíelle est directement ressentie. Ces déformations qui, observées de líextérieur, ont un aspect fantaisiste, sont précisément líúuvre des idéologies qui, pour cette raison, constituent la condition indispensable du progrès social. »

LESZEK KOLAKOWSKI (Responsabilité et Histoire).

LE MONDE dans lequel nous vivons, et díabord dans son décor matériel, se découvre de jour en jour plus étroit. Il nous étouffe. Nous subissons profondément son influence ; nous y réagissons selon nos instincts au lieu de réagir selon nos aspirations. En un mot, ce monde commande à notre façon díêtre, et par là nous écrase. Ce níest que de son réaménagement, ou plus exactement de son éclatement, que surgiront les possibilités díorganisation, à un niveau supérieur, du mode de vie.

Les situationnistes se sentent capables, grâce à leurs méthodes actuelles et aux développements prévus dans ces méthodes, non seulement de réaménager le milieu urbain, mais de le changer presque à volonté. Jusquíà ce jour líabsence de crédits, le peu díaide que nous ont apporté des gens qui, par ailleurs, se prétendent intéressés par tout ce qui touche à líurbanisme, à la culture, et à leur réaction sur la vie, cette carence donc ne nous a permis díentreprendre quíune expérimentation très réduite, restant presque au niveau du jeu personnel. Mais ce que nous voulons níest pas moins quíune intervention directe, effective, nous menant après les études préliminaires qui síimposent ó et ici la psychogéographie sera díun grand poids ó à instaurer des ambiances nouvelles, situationnistes, dont les traits essentiels sont la courte durée et le changement permanent.

La psychogéographie, étude des lois et des effets précis díun milieu géographique consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif, se présente, selon la définition díAsger Jorn, comme la science-fiction de líurbanisme.

Les moyens de la psychogéographie sont nombreux et variés. Le premier, et le plus solide, est la dérive expérimentale. La dérive est un mode de comportement expérimental dans une société urbaine. Cíest, en même temps quíun mode díaction, un moyen de connaissance, particulièrement aux chapitres de la psychogéographie et de la théorie de líurbanisme unitaire. Les autres moyens, tels la lecture de vues aériennes et de plans, líétude de statistiques, de graphiques ou de résultats díenquêtes sociologiques, sont théoriques et ne possèdent pas ce côté actif et direct qui appartient à la dérive expérimentale. Cependant, grâce à eux, nous pouvons nous faire une première représentation du milieu à étudier. Les résultats de notre étude, en retour, pourront modifier ces représentations cartographiques et intellectuelles dans le sens díune complexité plus grande, díun enrichissement.

Nous avons choisi, comme sujet díune étude psychogéographique, le quartier des Halles qui, à líinverse des autres zones ayant fait jusquíà présent líobjet de certaines descriptions psychogéographiques (Continent Contrescarpe, zone des Missions Étrangères) est extrêmement animé et fort connu, tant de la population parisienne que des étrangers qui ont quelque peu séjourné en France.

Nous précisons díabord les limites du quartier tel que nous le concevons ; les divisions caractérisées du point de vue des ambiances ; les directions que líon est porté à prendre dans et hors ce terrain ; puis nous émettrons quelques propositions constructives.

Le quartier des Halles, en termes de division administrative, est le deuxième quartier du premier arrondissement. Placé au centre de Paris, il est en contact avec des zones en tous points différentes les unes des autres. Le quartier, considéré du point de vue de líunité díambiance, ne diffère que légèrement de ses limites officielles, et principalement par un assez large empiètement au nord sur le deuxième arrondissement. Nous retenons les frontières suivantes : la rue Saint-Denis à líest ; les rues Saint-Sauveur et Bellan au nord ; les rues Hérold et díArgout au nord-ouest ; la rue Croix-des-Petits-Champs à líouest ; enfin au sud la rue de Rivoli quíil faut doubler, à partir de la rue de líArbre-Sec, par la rue Saint-Honoré (voir plan n° 1).

Líarchitecture des rues et le décor mouvant qui les complique chaque nuit, peuvent donner líimpression que les Halles sont un quartier difficile à pénétrer. Il est vrai que dans la période díactivité nocturne, les embouteillages de camions, les barricades de cageots, le mouvement des travailleurs avec leurs diables mécaniques ou à bras interdisent líaccès des voitures et font dévier presque constamment le piéton de sa route (ceci favorisant énormément líanti-dérive circulaire). Mais en dépit des apparences, le quartier des Halles, de par les voies díaccès qui le bordent ou le traversent en tous sens, est líun des plus faciles à franchir.

Quatre grandes voies traversent les Halles de bout en bout, et contribuent ainsi à leur morcellement en zones díambiance distinctes, mais qui toutes sont communicantes : la plus importante de ces voies, orientée est-ouest, est constituée par la rue Rambuteau qui, par divers prolongements aboutit dans la région de la Banque de France ; la rue Berger, également orientée est-ouest, la double dans le sud ; la rue du Louvre, orientée nord-sud ; la rue des Halles, orientée sud-est-nord-ouest. Il existe de nombreuses voies de pénétration secondaires, par exemple la suite des rues du Pont-Neuf-Baltard, au contact de la rive gauche à travers le Pont-Neuf et de divers secteurs au nord à travers les rues Montmartre, de Montorgueil et, dans une moindre mesure, de Turbigo. Cette voie doit être cependant considérée comme secondaire à cause des deux coupures relatives que constitue le franchissement de la rue de Rivoli et des grands bâtiments des Halles Centrales.

La caractéristique essentielle de líurbanisme des Halles est líaspect mouvant du dessin des lignes de communication, tenant aux différents barrages et aux constructions passagères qui interviennent díheure en heure sur la voie publique. Les zones díambiance séparées, qui restent fortement apparentées, viennent toutes interférer au même endroit : le complexe place des Deux-Écus-Bourse du Commerce (rue de Viarme).

La première zone, dans líest, est comprise entre les rues Saint-Denis, de Turbigo, Pierre-Lescot et la place Sainte-Opportune. Cíest la zone de la prostitution, avec une multitude de petits cafés. En fin de semaine une foule masculine et misérable, venue díautres quartiers, cherche à síy divertir. Autour du square des Innocents se maintient une population de clochards. Líensemble de cette zone est déprimant. (Ö).

La rue Saint-Denis marque une coupure assez soudaine entre cette zone et les quartiers Saint-Merri-Saint-Avoye vers líest, mais cette coupure participe encore à líambiance des Halles. La coupure étant aggravée aussitôt par le boulevard de Sébastopol, le lieudit Plateau Saint-Merri se trouve sous une influence très atténuée des Halles, alors que sa participation à líactivité économique du quartier (stationnement des camions) tendrait plutôt à líy intégrer.

La seconde zone, au sud, síétend entre les rues de Rivoli-Arbre-Sec-Saint-Honoré et la rue Berger. Au contact, dans la journée, de la fièvre commerçante de la rue de Rivoli et du marché aux fleurs qui occupe les Halles Centrales, cette zone est, la nuit, laborieuse et gaie. Cíest ici quíil y a le plus grand nombre de restaurants et de cafés fréquentés par les travailleurs des Halles (Ö).

La troisième zone, qui est à líest (entre la rue du Louvre et la rue Croix-des-Petits-Champs), est calme le jour comme la nuit. Un assez grand ordre y règne, et líactivité des Halles va síatténuant, ainsi que líambiance, de líest à líouest, pour síarrêter totalement devant la Banque de France et la Place de Valois. Cette marge frontière annonce déjà les quartiers riches qui se trouvent à proximité (Palais-Royal, Opéra). Presque tout donne à penser que líon se trouve dans un quelconque quartier díhabitation plutôt que dans une partie des Halles. Pourtant des passages comme la Galerie Véro-Dodat ou la Cour des Fermes révèlent cette ambiance mouvante, et confèrent à cette zone un caractère bizarre et flou (Ö).

La rue Croix-des-Petits-Champs est une ligne tangente à líunité díambiance des Halles. Son intérêt réside dans les possibilités de contact quíelle laisse paraître, surtout quand elle passe au voisinage de la plaque tournante place des Deux-Écus-rue de Viarme. Quant à la place des Victoires, dans laquelle elle débouche au nord, cíest un poste frontière, étranger aux Halles et détournant díy accéder. La Place des Victoires est une place de défense des quartiers bourgeois (dans le même esprit de lutte des classes transportée dans líurbanisme il faut citer líécrasant Palais de Justice de Bruxelles, à la limite des quartiers pauvres).

Avec la quatrième zone, qui constitue le nord des Halles, nous arrivons à la partie la plus étendue et surtout la plus célèbre de ce vaste complexe urbain. Traçons ses limites. Díabord la rue Rambuteau, prolongée à líouest de líéglise Saint-Eustache par la rue Coquillère, en constitue la principale façade (le côté opposé de cette voie níétant autre que líalignement des pavillons des Halles Centrales). La frontière de líest suit la rue Pierre-Lescot puis glisse par la rue Turbigo jusquíà la rue Saint-Denis. À líouest la zone síarrête aux rues Hérold-díArgout. Dans la partie septentrionale, au-delà de la rue Étienne-Marcel, on découvre une marge frontière où líinfluence des Halles, qui va se dégradant à mesure que líon progresse vers le nord, síexerce à travers des voies secondaires orientées généralement sud-ouest-nord-est, telles les rues Rousseau-Tiquetonne, la rue du Jour continuée dans le passage de la Reine de Hongrie, les rues Mauconseil-Française. Cette zone comprend à la fois une région díhabitation particulièrement misérable et les restaurants les plus renommés qui constituent le pôle díattraction du tourisme riche dans les Halles ; une intense activité du commerce alimentaire de détail et une importante implantation administrative (Hôtel des Postes, Centre de líE.D.F., rue Mauconseil, plusieurs écoles). Ces éléments entraînent une différenciation considérable entre les ambiances diurne et nocturne. Durant la nuit cíest cette zone qui concentre presque tous les traits de divertissement des Halles, au sens bourgeois et traditionnel de cette conception (Ö).

La zone díinterférence centrale, la plaque tournante des différentes directions díambiances des Halles est, comme nous líavons signalé, le complexe Bourse du Commerce-Place des Deux-Écus. Cette zone se trouve à líextrémité ouest du bloc constitué par la juxtaposition des grands pavillons des Halles Centrales. Mais ces constructions níagissant pas comme liaison mais au contraire comme coupure, la rue Carême qui les traverse dans le sens de la longueur ne participe pas à cette relation.

Ces différentes directions qui se recoupent dans cette plaque tournante affectent fortement le chemin quíun incividu ou un groupe suivront, avec une apparence de spontanéité, aussi bien à líintérieur quíà líextérieur des Halles (voir plan n° 2).

Selon la théorie des zones concentriques urbaines, les Halles participent à la zone de transition de Paris (détérioration sociale, acculturation, brassage de populations, qui le milieu propice aux échanges culturel). On sait que dans le cas de Paris cette division concentrique se complique díune opposition est-ouest entre les quartiers à prédominance populaire et les quartiers bourgeois, díaffaires ou résidentiels. La ligne de rupture est constituée au sud de la Seine par le boulevard Saint-Michel. Elle se trouve légèrement déviée vers líouest au nord de la Seine et passe alors par la rue Croix-des-Petits-Champs, la rue Notre-Dame-des-Victoires et leurs prolongements. Cíest à la limite ouest des Halles que le Ministère des Finances, la Bourse et la Bourse du Commerce constituent les trois pointes díun triangle dont la Banque de France occupe le centre. Les institutions concentrées dans cet espace restreint en font, pratiquement et symboliquement, un périmètre défensif des beaux quartiers du capitalisme. Le déplacement projeté des Halles hors de la ville entraînera un nouveau recul du Paris populaire quíun courant continu rejette depuis cent ans, comme on sait, dans les banlieues.

Au contraire une solution qui va dans le sens díune société nouvelle commande de conserver cet espace au centre de Paris pour les manifestations díune vie collective libérée. Il faudrait profiter du recul de líactivité pratique-alimentaire pour encourager le développement sur une grande échelle des tendances au jeu de construction et à líurbanisme mouvant spontanément apparues « dans les eaux glacées du calcul égoïste ». La première mesure architecturale serait évidemment le remplacement des pavillons actuels par des séries autonomes de petits complexes architecturaux situationnistes. Parmi ces architectures nouvelles et sur leur pourtour, correspondant aux quatre zones que nous avons envisagées ici, on devrait édifier des labyrinthes perpétuellement changeants à líaide díobjets plus adéquats que les cageots de fruits et légumes qui sont la matière des seules barricades díaujourdíhui.

Après líabrutissement que la radio, la télévision, le cinéma et le reste, entretiennent maintenant, líextension des loisirs sous un autre régime appellera des initiatives bien plus hardies. Si les Halles de Paris ont subsisté jusquíau moment où ces problèmes seront posés par tous, il faudra essayer díen faire un parc díattractions pour líéducation ludique des travailleurs.

ABDELHAFID KHATIB

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NOTE DE LA RÉDACTION

Cette étude est inachevée sur plusieurs points fondamentaux, et principalement en ce qui concerne la caractérisation des ambiances dans les zones sommairement définies. Cíest que notre collaborateur a été victime des règlements de police qui, depuis le mois de septembre, interdisent la rue aux nord-africains après 21 h 30. Líessentiel du travail díA. Khatib concernait évidemment líambiance des Halles la nuit. Après deux arrestations et deux séjours dans des « Centres de Triage », il a dû renoncer à le poursuivre. Ainsi le présent, pas plus que líavenir politique, ne peuvent être abstraits des considérations portant sur la psychogéographie même.

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Questionnaire

Avez-vous quelques connaissances théoriques en écologie humaine ? En psychogéographie ? Lesquelles ?

Avez-vous fait une ou plusieurs expériences de dérive ? Quíen pensez-vous ?

Quelle est la nature précise de votre connaissance du quartier des Halles (visites rapides, fréquentation assidue, habitation continue) ?

Voyez-vous les limites de cette unité díambiance telles quíelles sont proposées dans notre plan ? Quelles retouches conviendrait-il díy apporter ?

La division des Halles en zones distinctes vous paraît-elle conforme à votre expérience du terrain ? Quelles autres divisions éventuelles jugeriez-vous plus proches de la réalité ?

Admettez-vous líexistence de plaques tournantes psychogéographiques dans le milieu urbain en général ? Particulièrement dans les Halles ? Dans ce cas, où les placez-vous ?

Pouvez-vous reconnaître un centre à líunité díambiance étudiée ? En quel point ?

Comment entrez-vous dans les Halles ? Comment en sortez-vous ? (Tracer des axes de progression dominants, à líexclusion de tout usage de moyens mécaniques de transport).

Quelles directions êtes-vous porté à suivre à líintérieur des Halles ?

10° Quels sentiments provoquent les Halles (secteur par secteur) ? Pourquoi ?

11° Quelles modifications de líambiance avez-vous remarquées en fonction de líheure ?

12° Quelles sortes de rencontres avez-vous faites aux Halles ? Et ailleurs ?

13° Quels changements architecturaux vous paraissent souhaitables dans les Halles ? Pour quelle zone, et dans quelles directions, verriez-vous une extension de cette unité díambiance ? Ou, au contraire, une destruction ?

14° Si líactivité économique des Halles est transportée ailleurs, à quoi devrait-on destiner, díaprès vous, ce quartier ?

15° Vous sentez-vous les qualités requises pour être psychogéographe ?

16° Si vous níêtes pas situationniste, exposez brièvement ce qui vous empêche de le devenir.

Adresser les réponses à A. Khatib, 32, rue de la Montagne-Geneviève, Paris-5e.

 

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Un premier état du

Plan de la Situation n° 17

sera publié dans notre prochain numéro.

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Théorie de la dérive

 

ENTRE les divers procédés situationnistes, la dérive se présente comme une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. Le concept de dérive est indissolublement lié à la reconnaissance díeffets de nature psychogéographique, et à líaffirmation díun comportement ludique-constructif, ce qui líoppose en tous points aux notions classiques de voyage et de promenade.

Une ou plusieurs personnes se livrant à la dérive renoncent, pour une durée plus ou moins longue, aux raisons de se déplacer et díagir quíelles se connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent. La part de líaléatoire est ici moins déterminante quíon ne croit : du point de vue de la dérive, il existe un relief psychogéographique des villes, avec des courants constants, des points fixes, et des tourbillons qui rendent líaccès ou la sortie de certaines zones fort malaisés.

Mais la dérive, dans son unité, comprend à la fois ce laisser-aller et sa contradiction nécessaire : la domination des variations psychogéographiques par la connaissance et le calcul de leurs possibilités. Sous ce dernier aspect, les données mises en évidence par líécologie, et si borné que soit a priori líespace social dont cette science se propose líétude, ne laissent pas de soutenir utilement la pensée psychogéographique.

Líanalyse écologique du caractère absolu ou relatif des coupures du tissu urbain, du rôle des microclimats, des unités élémentaires entièrement distinctes des quartiers administratifs, et surtout de líaction dominante de centres díattraction, doit être utilisée et complétée par la méthode psychogéographique. Le terrain passionnel objectif où se meut la dérive doit être défini en même temps selon son propre déterminisme et selon ses rapports avec la morphologie sociale.

Chombart de Lauwe dans son étude sur Paris et líagglomération parisienne (Bibliothèque de Sociologie Contemporaine, P.U.F. 1952) note quí« un quartier urbain níest pas déterminé seulement par les facteurs géographiques et économiques mais par la représentation que ses habitants et ceux des autres quartiers en ont » ; et présente dans le même ouvrage ó pour montrer « líétroitesse du Paris réel dans lequel vit chaque individuÖ géographiquement un cadre dont le rayon est extrêmement petit » ó le tracé de tous les parcours effectués en une année par une étudiante du XVIe arrondissement ; ces parcours dessinent un triangle de dimension réduite, sans échappées, dont les trois sommets sont líÉcole des Sciences Politiques, le domicile de la jeune fille et celui de son professeur de piano.

Il níest pas douteux que de tels schémas, exemples díune poésie moderne susceptible díentraîner de vives réactions affectives ó dans ce cas líindignation quíil soit possible de vivre de la sorte ó, ou même la théorie, avancée par Burgess à propos de Chicago, de la répartition des activités sociales en zones concentriques définies, ne doivent servir aux progrès de la dérive.

Le hasard joue dans la dérive un rôle díautant plus important que líobservation psychogéographique est encore peu assurée. Mais líaction du hasard est naturellement conservatrice et tend, dans un nouveau cadre, à tout ramener à líalternance díun nombre limité de variantes et à líhabitude. Le progrès níétant jamais que la rupture díun des champs où síexerce le hasard, par la création de nouvelles conditions plus favorables à nos desseins, on peut dire que les hasards de la dérive sont foncièrement différents de ceux de la promenade, mais que les premières attirances psychogéographiques découvertes risquent de fixer le sujet ou le groupe dérivant autour de nouveaux axes habituels, où tout les ramène constamment.

Une insuffisante défiance à líégard du hasard, et de son emploi idéologique toujours réactionnaire, condamnait à un échec morne la célèbre déambulation sans but tentée en 1923 par quatre surréalistes à partir díune ville tirée au sort : líerrance en rase campagne est évidemment déprimante, et les interventions du hasard y sont plus pauvres que jamais. Mais líirréflexion est poussée bien plus loin dans Médium (mai 1954), par un certain Pierre Vendryes qui croit pouvoir rapprocher de cette anecdote ó parce que tout cela participerait díune même libération antidéterministe ó quelques expériences probabilistes, par exemple sur la répartition aléatoire de têtards de grenouille dans un cristallisoir circulaire, dont il donne le fin mot en précisant : « il faut, bien entendu, quíune telle foule ne subisse de líextérieur aucune influence directrice ». Dans ces conditions, la palme revient effectivement aux têtards qui ont cet avantage díêtre « aussi dénués que possible díintelligence, de sociabilité et de sexualité », et, par conséquent, « vraiment indépendants les uns des autres ».

Aux antipodes de ces aberrations, le caractère principalement urbain de la dérive, au contact des centres de possibilités et de significations que sont les grandes villes transformées par líindustrie, répondrait plutôt à la phrase de Marx : « Les hommes ne peuvent rien voir autour díeux qui ne soit leur visage, tout leur parle díeux-mêmes. Leur paysage même est animé. »

*

On peut dériver seul, mais tout indique que la répartition numérique la plus fructueuse consiste en plusieurs petits groupes de deux ou trois personnes parvenues à une même prise de conscience, le recoupement des impressions de ces différents groupes devant permettre díaboutir à des conclusions objectives. Il est souhaitable que la composition de ces groupes change díune dérive à líautre. Au-dessus de quatre ou cinq participants, le caractère propre à la dérive décroît rapidement, et en tout cas il est impossible de dépasser la dizaine sans que la dérive ne se fragmente en plusieurs dérives menées simultanément. La pratique de ce dernier mouvement est díailleurs díun grand intérêt, mais les difficultés quíil entraîne níont pas permis jusquíà présent de líorganiser avec líampleur désirable.

La durée moyenne díune dérive est la journée, considérée comme líintervalle de temps compris entre deux périodes de sommeil. Les points de départ et díarrivée, dans le temps, par rapport à la journée solaire, sont indifférents, mais il faut noter cependant que les dernières heures de la nuit sont généralement impropres à la dérive.

Cette durée moyenne de la dérive nía quíune valeur statistique. Díabord, elle se présente assez rarement dans toute sa pureté, les intéressés évitant difficilement, au début ou à la fin de cette journée, díen distraire une ou deux heures pour les employer à des occupations banales ; en fin de journée, la fatigue contribue beaucoup à cet abandon. Mais surtout la dérive se déroule souvent en quelques heures délibérément fixées, ou même fortuitement pendant díassez brefs instants, ou au contraire pendant plusieurs jours sans interruption. Malgré les arrêts imposés par la nécessité de dormir, certaines dérives díune intensité suffisante se sont prolongées trois ou quatre jours, voire même davantage. Il est vrai que dans le cas díune succession de dérives pendant une assez longue période, il est presque impossible de déterminer avec quelque précision le moment où líétat díesprit propre à une dérive donnée fait place à un autre. Une succession de dérives a été poursuivie sans interruption notable jusquíaux environs de deux mois, ce qui ne va pas sans amener de nouvelles conditions objectives de comportement qui entraînent la disparition de bon nombre des anciennes.

Líinfluence sur la dérive des variations du climat, quoique réelle, níest déterminante que dans le cas de pluies prolongées qui líinterdisent presque absolument. Mais les orages ou les autres espèces de précipitations y sont plutôt propices.

Le champ spatial de la dérive est plus ou moins précis ou vague selon que cette activité vise plutôt à líétude díun terrain ou à des résultats affectifs déroutants. Il ne faut pas négliger le fait que ces deux aspects de la dérive présentent de multiples interférences et quíil est impossible díen isoler un à líétat pur. Mais enfin líusage des taxis, par exemple, peut fournir une ligne de partage assez claire : si dans le cours díune dérive on prend un taxi, soit pour une destination précise, soit pour se déplacer de vingt minutes vers líouest, cíest que líon síattache surtout au dépaysement personnel. Si líon síen tient à líexploration directe díun terrain, on met en avant la recherche díun urbanisme psychogéographique.

Dans tous les cas le champ spatial est díabord fonction des bases de départ constituées, pour les sujets isolés, par leur domicile, et pour les groupes, par les points de réunion choisis. Líétendue maximum de ce champ spatial ne dépasse pas líensemble díune grande ville et de ses banlieues. Son étendue minimum peut être bornée à une petite unité díambiance : un seul quartier, ou même un seul îlot síil en vaut la peine (à líextrême limite la dérive-statique díune journée sans sortir de la gare Saint-Lazare1).

Líexploration díun champ spatial fixé suppose donc líétablissement de bases, et le calcul des directions de pénétration. Cíest ici quíintervient líétude des cartes, tant courantes quíécologiques ou psychogéographiques, la rectification et líamélioration de ces cartes. Est-il besoin de dire que le goût du quartier en lui-même inconnu, jamais parcouru, níintervient aucunement ? Outre son insignifiance, cet aspect du problème est tout à fait subjectif, et ne subsiste pas longtemps.2

La part de líexploration au contraire est minime, par rapport à celle díun comportement déroutant, dans le « rendez-vous possible ». Le sujet est prié de se rendre seul à une heure qui est précisée dans un endroit quíon lui fixe. Il est affranchi des pénibles obligations du rendez-vous ordinaire, puisquíil nía personne à attendre. Cependant ce « rendez-vous possible » líayant mené à líimproviste en un lieu quíil peut connaître ou ignorer, il en observe les alentours. On a pu en même temps donner au même endroit un autre « rendez-vous possible » à quelquíun dont il ne peut prévoir líidentité. Il peut même ne líavoir jamais vu, ce qui incite à lier conversation avec divers passants. Il peut ne rencontrer personne, ou même rencontrer par hasard celui qui a fixé le « rendez-vous possible ». De toute façon, et surtout si le lieu et líheure ont été bien choisis, líemploi du temps du sujet y prendra une tournure imprévue. Il peut même demander par téléphone un autre « rendez-vous possible » à quelquíun qui ignore où le premier lía conduit. On voit les ressources presques infinies de ce passe-temps.

Ainsi le mode de vie peu cohérent, et même certaines plaisanteries réputées douteuses, qui ont été toujours en faveur dans notre entourage, comme par exemple síintroduire nuitamment dans les étages des maisons en démolition, parcourir sans arrêt Paris en auto-stop pendant une grève des transports, sous le prétexte díaggraver la confusion en se faisant conduire níimporte où, errer dans ceux des souterrains des catacombes qui sont interdits au public, relèveraient díun sentiment plus général qui ne serait autre que le sentiment de la dérive. Ce que líon peut écrire vaut seulement comme mots de passe dans ce grand jeu.3

*

Les enseignements de la dérive permettent díétablir les premiers relevés des articulations psychogéographiques díune cité moderne. Au-delà de la reconnaissance díunités díambiance, de leurs composantes principales et de leur localisation spatiale, on perçoit leurs axes principaux de passage, leurs sorties et leurs défenses. On en vient à líhypothèse centrale de líexistence de plaques tournantes psychogéographiques. On mesure les distances qui séparent effectivement deux régions díune ville, et qui sont sans commune mesure avec ce quíune vision approximative díun plan pouvait faire croire. On peut dresser, à líaide des vieilles cartes, de vues photographiques aériennes et de dérives expérimentales une cartographie influentielle qui manquait jusquíà présent, et dont líincertitude actuelle, inévitable avant quíun immense travail ne soit accompli, níest pas pire que celle des premiers portulans, à cette différence près quíil ne síagit plus de délimiter précisément des continents durables, mais de changer líarchitecture et líurbanisme.

Les différentes unités díatmosphère et díhabitation, aujourdíhui, ne sont pas exactement tranchées, mais entourées de marges frontières plus ou moins étendues. Le changement le plus général que la dérive conduit à proposer, cíest la diminution constante de ces marges frontières, jusquíà leur suppression complète.

Dans líarchitecture même, le goût de la dérive porte à préconiser toutes sortes de nouvelles formes du labyrinthe, que les possiblités modernes de construction favorisent. Ainsi, la presse signalait en mars 1955, la construction à New-York díun immeuble où líon peut voir les premiers signes díune occasion de dérive à líintérieur díun appartement :

« Les logements de la maison hélicoïdale auront la forme díune tranche de gâteau. Ils pourront être agrandis ou diminués à volonté par le déplacement de cloisons mobiles. La gradation par demi-étage évite de limiter le nombre de pièces, le locataire pouvant demander à utiliser la tranche suivante en surplomb ou en contrebas. Ce système permet de transformer en six heures trois appartements de quatre pièces en un appartement de douze pièces ou plus. »

(À suivre.)4

G.-EDEBORD

1. La première version de cet article, publiée dans le numéro 9 des Lèvres nues en novembre 1956 comportait : « la gare Lazare ». [Note de Debordiana.]

2. Dans la version des Lèvres nues, ce paragraphe comportait deux dernières phrases : « Ce critère nía jamais été employé, si ce níest, occasionnellement, quand il síagit de trouver les issues psychogéographiques díune zone en síécartant systématiquement de tous les points coutumiers. On peut alors síégarer dans des quartiers déjà fort parcourus. » [Note de Debordiana.]

3. Ce paragraphe a été sensiblement modifié ; dans la version des Lèvres nues : « Ainsi, quelques plaisanteries díun goût dit douteux, que jíai toujours vivement appréciées dans mon entourage, comme par exemple síintroduire nuitamment dans les étages des maisons en démolition, parcourir sans arrêt Paris en auto-stop pendant une grève des transports, sous le prétexte díaggraver la confusion en se faisant conduire níimporte où, errer dans ceux des souterrains des catacombes qui sont interdits au public, relèveraient díun sentiment plus général qui ne serait autre que le sentiment de la dérive. » [Note de Debordiana.]

4. Manque ici le dernier paragraphe de la version des Lèvres nues : « Le sentiment de la dérive se rattache naturellement à une façon plus générale de prendre la vie, quíil serait pourtant maladroit díen déduire mécaniquement. Je ne míétendrai ni sur les précurseurs de la dérive, que líon peut reconnaître justement, ou détourner abusivement, dans la littérature du passé, ni sur les aspects passionnels particuliers que cette activité entraîne. Les difficultés de la dérive sont celles de la liberté. Tout porte à croire que líavenir précipitera le changement irréversible du comportement et du décor de la société actuelle. Un jour, on construira des villes pour dériver. On peut utiliser, avec des retouches relativement légères, certaines zones qui existent déjà. On peut utiliser certaines personnes qui existent déjà. »
Cet article était en outre suivi de
Deux comptes rendus de dérive. [Note de Debordiana.]

ù

 

Sur nos moyens et nos perspectives

 

Les trois documents qui suivent sont les notes díun débat ouvert par Constant dans líI.S., au mois de septembre. Le deuxième texte précise en réponse la position du comité de rédaction de cette revue, après une discussion avec Asger Jorn.

 

1

EN RELISANT les écrits de Jorn (« Contre le fonctionnalisme », « Structure et changement », etc.) il míest évident que certaines des idées qui y sont exposées doivent être attaquées directement. Ces idées, aussi bien que líactivité picturale, me semblent être indéfendables vis-à-vis de la conception de ce que peut être líurbanisme unitaire. Quant à líhistoire de líart moderne, Jorn sous-estime líimportance positive du Dadaïsme et surestime le rôle des romantiques (Klee) dans líancien Bauhaus. Son approche de la culture industrielle est naïve et líimagination appartient selon lui à líindividu isolé.

Jíai aussi peu de goût pour le primitivisme individualiste en peinture que pour líabstraction et líarchitecture dites froides, bien quíon aime souligner entre ces deux tendances une controverse qui est fausse et artificielle.

La culture industrielle et machiniste est un fait incontestable et les procédés artisanaux, y compris la peinture des deux tendances (la conception díun art « libre » est une erreur), sont condamnés.

La machine est un outil indispensable pour tout le monde, même les artistes, et líindustrie est le seul moyen pour subvenir aux besoins, même esthétiques, de líhumanité à líéchelle du monde actuel.

Ce ne sont plus des « problèmes » pour les artistes, cíest la réalité quíils ne peuvent pas impunément ignorer.

Ceux qui se méfient de la machine et ceux qui la glorifient montrent la même incapacité de líutiliser.

Le travail machiniste et la production en série offrent des possibilités de création inédites, et ceux qui sauront mettre ces possibilités au service díune imagination audacieuse seront les créateurs de demain.

Les artistes ont pour tâche díinventer de nouvelles techniques et díutiliser la lumière, le son, le mouvement, et en général toutes les inventions qui peuvent influencer les ambiances.

Sans cela líintégration de líart dans la construction de líhabitat humain reste chimérique comme les propositions de Gilles Ivain.

Dix ans nous séparent de Cobra et líhistoire de líart soi-disant expérimental nous en démontre les erreurs.

Jíen ai tiré la conséquence il y a six ans en abandonnant la peinture et en me lançant dans une expérimentation plus efficace, et en rapport avec líidée díun habitat unitaire.

Je crois que les discussions doivent síorienter vers ce point qui me semble décisif pour le développement de líI.S.

 

2

AUCUNE PEINTURE níest défendable du point de vue situationniste. Ce genre de problème ne se pose plus. Disons tout au plus díune peinture donnée quíelle est applicable à telle [ou telle] construction. Nous devons chercher au-delà des expressions divisées, au-delà même de tout spectacle (aussi complexe que celui-ci puisse devenir).

Évidemment, ne pouvant agir quíà partir de la réalité de la culture présente, nous courons le risque de la confusion, de la compromission et de líéchec. Si líactualité artistique parvenait à faire dominer certaines de ses valeurs dans líI.S., les véritables expériences culturelles de líépoque seraient entreprises ailleurs.

[Il est vrai que les deux termes de líopposition primitivisme individualiste pictural et architecture froide sont également à dédaigner. Les contradictions réelles ne sont pas là.]

Tout art qui veut síaccrocher à une liberté artisanale dépassée est perdu díavance (Jorn a souligné quelque part cet aspect réactionnaire dans le Bauhaus). Un art libre, dans líavenir, cíest un art qui dominerait et emploierait toutes les nouvelles techniques de conditionnement. En dehors de cette perspective, il níy a que líesclavage du passé artificiellement ranimé, et du commerce.

Nous sommes apparemment tous díaccord sur le rôle positif de líindustrie. Cíest le développement matériel de líépoque qui a créé la crise générale de la culture, et la possibilité de son renversement dans une construction unitaire de la vie pratique.

Nous approuvons la formule : « Ceux qui se méfient de la machine et ceux qui la glorifient montrent la même incapacité de líutiliser. » Mais nous ajouterons : « Et de la transformer. » Il faut tenir compte díune relation dialectique. La construction des ambiances níest pas seulement líapplication à líexistence quotidienne díun niveau artistique permis par un progrès technique. Cíest aussi un changement qualitatif de la vie, susceptible díentraîner une reconversion permanente des moyens techniques.

Les propositions de Gilles Ivain ne síopposent en aucun point à ces considérations sur la production industrielle moderne. Elles sont au contraire faites sur cette base historique. Si elles sont chimériques, cíest dans la mesure où nous ne disposons pas concrètement des moyens techniques díaujourdíhui (disons dans la mesure où aucune forme díorganisation sociale níest encore capable de faire un usage expérimental « artistique » de ces moyens) ó non parce que ces moyens níexistent pas ou parce que nous les ignorons. Dans ce sens, nous croyons à la valeur révolutionnaire de telles revendications momentanément utopiques.

Líéchec du mouvement Cobra, ainsi que sa faveur posthume auprès díun certain public, síexpliquent par le terme « art soi-disant expérimental ». Cobra croyait quíil suffisait díavoir de bonnes intentions, le slogan díun art expérimental. Mais en fait, cíest au moment où líon trouve un tel slogan que les difficultés commencent : quel peut être, et comment réaliser, líart expérimental de notre époque ?

Les expérimentations plus efficaces tendront vers un habitat unitaire, non isolé et statique, mais en liaison avec des unités transitoires de comportement.

 

3

LE POINT CULMINANT dans notre discussion me semble se situer dans líusage quíon se propose de la culture présente.

Pour ma part, jíestime que le caractère choquant quíexige la construction díambiances exclut les arts traditionnels tels que la peinture et la littérature, usées à fond, et devenues incapables díaucune révélation. Ces arts liés à une attitude mystique et individualiste sont inutilisables pour nous.

Nous devons donc inventer de nouvelles techniques dans tous les domaines, visuels, oraux, psychologiques, pour les unir plus tard dans líactivité complexe qui engendra líurbanisme unitaire.

Líidée de remplacer les arts traditionnels par une activité plus large et plus libre a marqué tous les mouvements artistiques de ce siècle. Depuis les « ready made » de Duchamp (à partir de 1913), une suite díobjets gratuits, dont la création était étroitement liée à un comportement expérimental, a entrecoupé líhistoire des écoles artistiques. Dada, le surréalisme, « de Stijl », le constructivisme, Cobra, líInternationale lettriste, ont cherché des techniques qui surpassent líúuvre díart. À travers les oppositions apparentes des mouvements divers de ce siècle, cíest cela quíils ont en commun. Et voilà le vrai développement de la culture présente, étouffée par le bruit des quasi-réussites dans les domaines de la peinture et de la littérature, qui traînent leur agonie jusque dans nos jours.

Pour des intérêts commerciaux, líhistoire de líart moderne a été faussée à un degré incroyable. Nous ne pouvons plus être tolérants. Quant à la culture présente, même si nous devons la rejeter dans son ensemble, il faut distinguer sévèrement entre le vrai et le faux, entre ce qui est utilisable pour le moment, et ce qui est compromettant.

Je crois que les recherches purement formelles, si líon síen empare pour les transformer à nos fins, sont très utilisables.

Laissons aux fossoyeurs officiels la triste besogne díenterrer les cadavres des expressions picturales et littéraires. La dévalorisation de ce qui ne nous sert plus níest pas notre affaire ; díautres síen occupent.

CONSTANT

« Si tu as du texte à envoyer tout de suite, cela míarrange : on commence à composer demain une partie díI.S. n° 2. Le dernier délai serait le 7 septembre. » ó GUY DEBORD, lettre à Constant, 3 août 1958.

« Jíespère que tu pourras míenvoyer líarticle dont tu parles pour les premiers jours de septembre (le 7 précisément peut passer pour une limite).
Oui, tout esprit de ìpicturalismeî doit être pourchassé et cette évidence níest déjà pas facile à faire accepter à tout le monde.
Je ne crois pas que nous voulions surestimer líimportance du surréalisme par rapport aux autres recherches que tu cites. Il me semble même que
líesthétique que le surréalisme a finalement imposée est moins avancée. La place privilégiée de ce mouvement ó cíest-à-dire pour le premier numéro de la revue líétendue de la critique qui lui est consacrée ó vient de ce fait que le surréalisme síest présenté comme une entreprise totale, concernant toute une façon de vivre. Cíest cette intention qui constitue son caractère le plus progressif, qui nous oblige maintenant à nous comparer à lui, pour nous en différencier (le passage díun art révolutionnaire utopique à un art révolutionnaire expérimental). Bien sûr nous sommes encore loin de ce passage. Tout ce qui nous intéresse vraiment ne peut être encore quíau stade de la revendication. Ainsi le manque de réalisme est un défaut presque inévitable mais quíil faut combattre le plus possible parmi nous.
Je souhaite que ton article apporte dans le débat un bon nombre des éléments qui y manquent, et critique sévèrement certains points trop irréalistes dans le premier numéro.
Mondrian a certainement annoncé beaucoup de nos positions actuelles (ìlíart est un simple produit de remplacement dans une époque où la vie manque de beauté. Líart disparaîtra à mesure que la vie aura plus díéquilibreî etc.). Mais est-ce dans une perspective révolutionnaire, ou bien plutôt mystique dí ìéquilibreî ?
Il est bien entendu que nous níavons pas de
doctrine à faire approuver et partager. Líexpérience que nous voulons mener, si nous sommes capables de la mener réellement, suppose une discussion ouverte, qui peut aller jusquíà la polémique, entre tous ceux qui síaccordent sur cette ligne générale de recherche (de même que toute confrontation avec des artistes radicalement étrangers à ces préoccupations relèverait díune simple revue littéraire).
Jíapprécie ta rigueur, à propos du comité de rédaction, si tu crains díendosser la responsabilité de tendances idéologiques que tu désapprouves. Je souhaite que tu tíexprimes en toute liberté. Ceci aidera certainement la fraction la plus réellement expérimentale dans líI.S. » ó G
UY DEBORD, lettre à Constant, 8 août 1958.

« Il va de soi que la liberté de discussion que jíai déjà garantie entre nous (dans la revue de líI.S.) permet toute attaque, aussi directe quíil faudra, contre les conceptions de Jorn ó ou díun autre. Jorn, avec qui jíai discuté sur la base de ta lettre, est naturellement lui-même díaccord sur ce principe.
Je tíai envoyé hier
Pour la forme, qui sortait de chez le brocheur. Il y a là-dedans díautres thèses de Jorn dont tu níavais pu avoir connaissance jusquíici. Cependant jíinsiste sur le fait que líensemble de ce recueil est consacré à líexpérience transitoire du Bauhaus imaginiste (comme le précise líavertissement) et non aux objectifs que nous allons maintenant essayer díatteindre.
Je tíenvoie aussi quelques notes en réponse à certains points des remarques par lesquelles tu as ouvert la discussion.
Donc, si tu as le temps, veux-tu faire líarticle critique dont tu míavais déjà parlé ? Le dernier délai est repoussé au début díoctobre. Ou bien nous pouvons publier ensemble, comme correspondance échangée, les deux éléments de la discussion qui sont déjà écrits ó et auxquels tu peux ajouter encore une réponse, de la longueur qui te conviendra. Je crois que rendre public un débat sur ce point central est très bon aussi bien pour les situationnistes actuels que pour ceux qui síintéressent à présent, de líextérieur, à nos positions communes. » ó G
UY DEBORD, lettre à Constant, 25 septembre 1958.

« Díaccord. Envoie au plus tôt ta réponse dans la discussion. » ó GUY DEBORD, lettre à Constant, 3 octobre 1958.

« Je suis très content díavoir reçu ta réponse finale pour la discussion. Je líapprouve entièrement. À partir de ces propositions líI.S. peut marcher de líavant, malgré les hésitations de son ìaile droiteî. » ó GUY DEBORD, lettre à Constant, 12 octobre 1958.

 

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Nouvelles de líInternationale

 

Líactivité de la section italienne
[rédigé par Guy Debord]

LE 30 MAI DERNIER une galerie de Turin exposait les premiers rouleaux de la peinture industrielle de Pinot-Gallizio, produits, avec líassistance de Giors Melanotte, dans notre Laboratoire Expérimental díAlba. Cette exposition, presque aussitôt reprise à Milan (8 juillet) marque à nos yeux un tournant décisif dans le mouvement de disparition des anciens arts plastiques, un aboutissement qui contient en même temps les prémisses de leur transformation en une force nouvelle, comme líexprime le slogan de nos camarades italiens : « Contre líart indépendant, contre líart appliqué, líart applicable dans la construction des ambiances ».

Michèle Bernstein dans un texte publié alors à Turin puis immédiatement réédité à Milan, présente la justification théorique de cette expérience :

« Il est difficile díembrasser en une seule fois tous les avantages de cette étonnante invention. Pêle-mêle : plus de problèmes de format, la toile est coupée sous les yeux de líacheteur satisfait ; plus de mauvaises périodes, líinspiration de la peinture industrielle, due au savant mélange du hasard et de la mécanique, ne fait jamais défaut ; plus de thèmes métaphysiques, que la peinture industrielle ne supporte pas ; plus de reproductions douteuses de chefs-díúuvre éternels ; plus de vernissages.

Et naturellement, bientôt, plus de peintres, même en ItalieÖ

La domination progressive de la nature est líhistoire de la disparition de certains problèmes, ramenés de la pratique « artistique » ó occasionnelle, unique ó à la diffusion massive dans le domaine public, tendant même finalement à la perte de toute valeur économique.

Devant un tel processus, la réaction essaie toujours de redonner du prix aux anciens problèmes : le vrai buffet Henri II, le faux buffet Henri II, la fausse toile qui níest pas signée, líédition excessivement numérotée díun quelconque Salvador Dali, le cousu-main dans tous les domaines. La création, révolutionnaire, essaie de définir et de répandre les nouveaux problèmes, les nouvelles constructions qui, seules, peuvent avoir du prix.

Líindustrialisation de la peinture, face aux pitreries rentables qui recommencent en permanence depuis vingt ans, apparaît donc comme un progrès technique qui devait intervenir sans plus tarder. Cíest la grandeur de Gallizio díavoir hardiment poussé ses inlassables recherches jusquíà ce point où il ne reste plus rien de líancien monde pictural.

Personne níignore que les précédentes démarches de dépassement et de destruction de líobjet pictural, quíil síagisse díune abstraction poussée à ses limites extrêmes (dans la ligne ouverte par Malevitch) ou díune peinture délibérément soumise à des préoccupations extra-plastiques (par exemple líúuvre de Magritte), níavaient pu, depuis plusieurs décennies, sortir du stade de la répétition díune négation artistique, dans le cadre imposé par les moyens picturaux eux-mêmes : une négation ìde líintérieurî.

Le problème ainsi posé ne pouvait quíentraîner à líinfini la redite des mêmes données, dans lesquelles les éléments díune solution níétaient pas inclus. Cependant, de tous côtés, le changement du monde se poursuit sous nos yeux.

Au stade où nous parvenons maintenant, qui est celui de líexpérimentation de nouvelles constructions collectives, de nouvelles synthèses, il níest plus temps de combattre les valeurs du vieux monde par un refus néo-dadaïste. Il convient ó que ces valeurs soient idéologiques, plastiques ou même financières ó de déchaîner partout líinflation. Gallizio est au premier rang. »

De son côté, Asger Jorn devait déclarer à líissue des expositions de peinture industrielle :

« Il serait erroné de síimaginer que la peinture industrielle de Pinot-Gallizio puisse se ranger parmi les tentatives de líIndustrial Design. Il ne síagit pas de modèles à reproduire, mais de la réalisation díune création unique, parfaitement inutile sauf pour des expériences díambiances situationnistes, la peinture à acheter par morceaux.

La réussite sociale se mesure par líappréciation de líeffort. Il est évident que cette appréciation est en conflit direct avec líintention de dévalorisation picturale qui était la ligne de conduite dans la réalisation de CallizioÖ »

Et commentant le succès commercial inattendu de la peinture industrielle (« Personne níétait venu acheter un morceau de tableau à un prix très bas, alors que la production était vendue par rouleaux entiers à des collectionneurs parmi les plus intelligents díEurope et díAmériqueÖ »), Jorn soulignait que nous devions tenir compte de cette expérience supplémentaire imprévue dans le domaine économique. En fait, il síagit díun premier réflexe de défense du commerce des tableaux qui, ayant hésité à déclarer líensemble de cette peinture hors du monde réel des arts, a préféré jusquíici líintégrer à ses valeurs en traitant chaque rouleau comme un seul grand tableau, justiciables des habituels critères du goût et du talent.

Les responsables situationnistes de lí« opération peinture industrielle » cherchent maintenant à parer à ce danger par deux mesures : líaugmentation des prix, passés brusquement à la fin díaoût de 10.000 à 40.000 lires au mètre ; la production de rouleaux plus longs díun seul tenant (le plus long rouleau produit jusquíen juin níexcédait pas 70 mètres). Líusage que nous pourrons faire de la peinture industrielle dépend, dans líimmédiat, des possibilités de mise en place rompant radicalement avec la présentation des galeries díart ; et díautre part du perfectionnement des procédés de travail, qui doivent passer díun stade encore artisanal à une efficacité réellement industrielle.

Cíest à cette question technique que Giors Melanotte et Glauco Wuerich ont consacré une étude très documentée qui souligne notamment :

« Il faut surtout en finir avec le doute qui surgit à la vue du terme industriel. Avec ce mot nous ne voulons pas affirmer le lien de la production artistique avec les critères díune production industrielle (temps de travail, coût de production), ou avec les qualités intrinsèques de la machine, mais nous établissons une idée quantitative de production.

Une des plus grandes difficultés que nous avons rencontrée durant líexécution des premiers exemplaires de peinture industrielle a été le manque díespace. Pour une bonne installation de cette production, il faut disposer de locaux amples, très étendus dans le sens de la longueur bien aérés et clairs. Pour nous, ne disposant pas de locaux adéquats, il fut nécessaire díuser de masques à gaz pour échapper aux dangereux effets de líémanation des solvantsÖ

Le principal point des difficultés à surmonter pour parvenir à une production quantitativement suffisante tient en réalité dans le séchage rapide des couleursÖ

Ce qui devra donner son caractère à la peinture industrielle, ce sera le travail en équipe. »

Au moment même où ils présentaient la peinture industrielle à un public stupéfait et aux imbéciles commentaires des journaux ó frappés surtout par la présence dans líexposition de Turin de deux cover-girls vêtues de peinture industrielle ó les situationnistes italiens se trouvaient conduits à agir sur un autre terrain.

*

À la fin du mois de juin un jeune peintre milanais, par ailleurs complètement inintéressant, Nunzio Van Guglielmi, dans le but díattirer líattention sur sa personne avait légèrement endommagé un tableau de Raphaël (« Le couronnement de la Vierge ») en collant sur le verre qui le protégeait une pancarte manuscrite où líon pouvait lire : « Vive la révolution italienne ! Dehors, le gouvernement clérical ! ». Arrêté sur place, il était aussitôt déclaré fou, sans contestation possible et pour ce seul geste, et interné à líasile de Milan.

La section italienne de líInternationale situationniste fut seule à protester par le tract « Difendete la libertà ovunque », paru le 4 juillet seulement, plusieurs imprimeurs italiens ayant par prudence refusé de le tirer.

« Nous constatons, disait ce tract, que le contenu de líécriteau posé par Guglielmi sur le tableau de RaphaëlÖ exprime líopinion díun grand nombre díItaliens, dont nous sommes.

Nous voulons attirer líattention sur le fait que líon interprèteÖ un geste hostile à líÉglise et aux valeurs culturelles mortes des musées comme une preuve suffisante de folie.

Nous soulignons le péril que constitue un tel précédent pour tous les hommes libres et pour tout le développement culturel et artistique à venir.

La liberté est díabord dans la destruction des idoles.

Notre appel síadresse à tous les artistes et les intellectuels díItalie, pour quíils agissent immédiatement en vue de libérer Guglielmi de sa condamnation à vie. Guglielmi peut seulement être condamné aux termes de la loi qui prévoit líaliénation des biens publics. »

Dans un deuxième tract « Au secours de Van Guglielmi ! », publié en français le 7 juillet, Asger Jorn, au nom de líI.S., appuyait líaction entreprise :

« Les raisons de Guglielmi se trouvent au cúur de líart moderne, à partir du Futurisme jusquíà nos jours. Aucun juge, aucun psychiatre, aucun directeur de musée níest capable de prouver le contraire sans falsificationÖ

La photo du Raphaël est une falsification officielle envoyée à la presse dans le monde entier. Les dommages réels sur la toile sont si petits quíils seraient invisibles sur une reproduction dans un journal. Les lignes qui se voient sur la photo, indiquant une destruction massive de la toile représentent seulement une vitre cassée posée devant le tableau. Même ces lignes sont sur les photos accentuées artificiellement avec du blanc et du noir pour rendre encore plus grave líaccident. Au contraire le texte du manifeste collé sur la vitre est devenu, par un procédé étrangement réussi, parfaitement illisible dans les journaux italiens ».

Le lendemain précisément síouvrait líexposition de Milan. Notre section italienne, renforcée par les autres situationnistes qui se trouvaient en Italie (Maurice Wyckaert, de la section belge, Jorn), distribua ces tracts à Milan dans líhostilité générale. Une revue alla jusquíà publier une reproduction de Raphaël en regard díune reproduction de la peinture des fous qui voulaient détruire Raphaël. Cependant le 19 juillet, à la stupéfaction de tous, Guglielmi était reconnu parfaitement sain díesprit par le directeur de líasile de Milan, et libéré.

La conclusion de cet incident est très instructive : Guglielmi, qui avait eu bien peur, accepta, pour obtenir son pardon, de se faire photographier à genoux et priant devant la vierge de Raphaël, adorant ainsi díun seul coup líart et la religion quíil avait malmenés précédemment. Et la juste position de la section italienne dans cette affaire pourtant díun bout à líautre bien rationnelle, a contribué à augmenter son isolement parmi la canaille intellectuelle díItalie, dont certains éléments nauséabonds (tel le mercanti Pistoi, directeur de la revue Notizie), après avoir frauduleusement tourné autour des situationnistes, ont compris et clairement révélé où était leur vrai camp : Michel Tapié, le néo-fascisme français díexportation, les curés quíils ne peuvent oublier.

*

Les situationnistes en Amérique
[rédigé par Guy Debord]

AU MOIS DíOCTOBRE Jorn, qui était à Londres et se disposait à partir pour le Mexique, demanda à líambassade des États-Unis un visa pour passer par New York. Il avait été précédemment líobjet de diverses sollicitations et invitations díorganismes culturels américains. On lui demanda de jurer quíil níavait jamais été membre díun parti communiste, ou díorganisations voisines, et quíil níavait jamais été emprisonné pour des crimes. Jorn refusa, évidemment, avec indignation. Líaccès des États-Unis lui étant interdit, il écrivit à la Fondation Carnegie, à Pittsburg, quíil refusait toute présentation officielle en Amérique de productions artistiques dont líauteur est personnellement indésirable dans le pays.

Avant de quitter la France, Jorn avait dénoncé dans sa lettre du 20 septembre au quotidien danois Politiken, une autre forme díhypocrisie qui, sous des louanges stupides, tend à la falsification de líhistoire récente de líavant-garde expérimentale, et de son propre rôle :

« Politiken a publié le 10 septembre un article intitulé ìLe grand Asgerî. Je me permets de corriger certaines erreurs. Ma rencontre avec Dotremont, au sanatorium de Silkeborg en 1951, níest pas à líorigine du mouvement Cobra (líInternationale des Artistes Expérimentaux), ni de notre amitié personnelle. Cette époque marque au contraire une fin sur les deux plans : líéchec économique de líexpérience Cobra nous avait mené à ce point díépuisement physique, et díautre part les divergences idéologiques profondes survenues entre les différents participants avaient déjà entraîné líarrêt définitif de leur collaborationÖ

Le mouvement Cobra, fortement soutenu par les autorités artistiques en Hollande et en Belgique, mais qui níavait jamais obtenu sa reconnaissance au Danemark, a décidé son autodissolution en 1951 (cf. annonce dans le n° 10 de la revue Cobra).

Entre 1953 et 1957, jíai participe à líactivité du Bauhaus Imaginiste, principalement en Italie, en France et en Grande-Bretagne. Les positions expérimentalistes de ce mouvement étant opposées à toute conception díun enseignement didactique des arts, je níai pu diriger líécole de céramique dont vous parlezÖ

Mon récent livre, « Pour la Forme », est le résumé théorique des travaux de cette période qui avait dépassé la tendance de Cobra. Cette période est elle-même achevéeÖ Je participe maintenant aux recherches de líInternationale situationniste et je veux espérer que celles-ci seront comprises dans mon pays plus vite et plus exactement que les phases antérieures de ma participation à líart moderne. »

La rédaction de Politiken, répondant quelques jours après avec embarras, prétendit síexcuser par le seul fait que líarticle incriminé, écrit par Dotremont, avait subi des coupures. Cette réponse avait líimpudence de suggérer que peut-être Dotremont croyait de bonne foi être plus notre ami quíil ne líétait en fait et, indiquant son adresse actuelle, conseillait scandaleusement de se mettre en contact direct avec lui pour dissiper le malentendu. En attendant Politiken jugeait peu opportun de publier les rectifications dont le volume total níatteignait pas le dixième de son article confusionniste. LíI.S., par une lettre signée de Khatib, brisa nettement la malhonnête tentative de discussions :

« M. le rédacteur en chef, le rôle de faux-témoin systématique de Christian Dotremont níest en rien atténué parce que la rédaction de Politiken a opéré certaines coupures dans le déroulement de ses contre-vérités.

Nous níavons aucun contact à garder avec Dotremont, qui sait parfaitement le mépris dans lequel nous le tenons.

Par contre, si Politiken, qui a pris la responsabilité de rendre public un tel texte, refuse maintenant de publier les rectifications quíil nécessite, nous publierons celles-ci ailleurs ó et naturellement dans le prochain numéro de notre revue ó en signalant comment le droit de réponse est traité dans votre journal. »

*

La déclaration díAmsterdam

LES ONZE POINTS ci-dessous, proposant une définition minimum de líaction situationniste, sont à discuter en tant que texte préparatoire pour la troisième conférence de líI.S.

Les situationnistes doivent síopposer en toute occasion aux idéologies et aux forces rétrogrades, dans la culture et partout où est posée la question du sens de la vie.

Personne ne doit pouvoir considérer son appartenance à líI.S. comme un simple accord de principe ; ce qui implique que líessentiel de líactivité de tous les participants doit correspondre aux perspectives élaborées en commun, aux nécessités díune action disciplinée, et ceci aussi bien pratiquement que dans les prises de position publiques.

La possibilité díune création unitaire et collective est déjà annoncée par la décomposition des arts individuels.

LíI.S. ne peut couvrir aucun essai de rénovation de ces arts.

Le programme minimum de líI.S. est líexpérience de décors complets, qui devra síétendre à un urbanisme unitaire, et la recherche de nouveaux comportements en relation avec ces décors.

Líurbanisme unitaire se définit dans líactivité complexe et permanente qui, consciemment, recrée líenvironnement de líhomme selon les conceptions les plus évoluées dans tous les domaines.

La solution des problèmes díhabitation, de circulation, de récréation ne peut être envisagée quíen rapport avec des perspectives sociales, psychologiques et artistiques concourant à une même hypothèse de synthèse, au niveau du style de vie.

Líurbanisme unitaire, indépendamment de toute considération esthétique, est le fruit díune créativité collective díun type nouveau ; et le développement de cet esprit de création est la condition préalable díun urbanisme unitaire.

La création díambiances favorables à ce développement est la tâche immédiate des créateurs díaujourdíhui.

Tous les moyens sont utilisables, à condition quíils servent à une action unitaire. La coordination de moyens artistiques et scientifiques doit mener à leur fusion complète.

10° La construction díune situation est líédification díune micro-ambiance transitoire et díun jeu díévénements pour un moment unique de la vie de quelques personnes. Elle est inséparable de la construction díune ambiance générale, relativement plus durable, dans líurbanisme unitaire.

11° Une situation construite est un moyen díapproche de líurbanisme unitaire, et líurbanisme unitaire est la base indispensable du développement de la construction des situations, comme jeu et comme sérieux díune société plus libre.

Amsterdam, le 10 novembre 1958
CONSTANT, DEBORD

*

Suprême levée des défenseurs du surréalisme à Paris
et révélation de leur valeur effective

LA QUESTION : « Le surréalisme est-il mort ou vivant ? » avait été choisie pour thème díun débat du « Cercle ouvert », le18 novembre. La séance était placée sous la présidence de Noël Arnaud. Les situationnistes, invités à se faire représenter dans le débat, acceptèrent après avoir demandé, et obtenu, quíun représentant de líorthodoxie surréaliste soit officiellement invité à parler à cette tribune. Les surréalistes se gardèrent bien de prendre les risques díune discussion publique, mais annoncèrent, parce quíils croyaient à tort que la chose était davantage à leur portée, quíils saboteraient la réunion.

Au soir du débat, Henri Lefebvre était malheureusement malade. Arnaud et Debord étaient présents. Mais les trois autres participants annoncés sur les affiches síétaient dérobés en dernière heure pour ne pas affronter les épouvantables surréalistes (Amadou et Sternberg sous de pauvres prétextes, Tzara sans explication).

Dès les premiers mots de Noël Arnaud, plus de quinze surréalistes et supplétifs, timidement concentrés dans le fond de la salle, síessayèrent dans le hurlement indigné, et furent ridicules. On découvrit alors que ces surréalistes de la Nouvelle Vague, brûlant díentrer dans la carrière où leurs aînés níétaient plus, avaient une grande inexpérience pratique du « scandale », leur secte níayant jamais été contrainte díen venir à cette extrémité dans les dix années précédentes. Entraîneur de ces conscrits, le piteux Schuster, directeur de Médium, rédacteur en chef du Surréalisme même, co-directeur du 14-Juillet, qui avait cent fois montré jusquíici quíil ne savait pas penser, quíil ne savait pas écrire, quíil ne savait pas parler, pour ce coup a fait la preuve quíil ne savait pas crier.

Leur assaut níalla pas au-delà du chahut sur un thème unique : líopposition passionnée aux techniques díenregistrement sonore. La voix díArnaud, en effet, était diffusée par un magnétophone, certainement tabou pour la jeunesse surréaliste qui voulait voir parler líorateur, puisquíil était là. Les demeurés surréalistes gardèrent un respectueux silence à un seul moment : pendant que líon donnait lecture díun message de leur ami Amadou, plein díobscènes déclarations de mysticisme et de christianisme, mais bon et paternel pour eux.

Ensuite, ils firent de leur mieux contre Debord dont líintervention était non seulement enregistrée sur magnétophone mais accompagnée à la guitare. Ayant sottement sommé Debord díoccuper la tribune, et comme il y était aussitôt venu seul, les quinze surréalistes ne pensèrent pas à la lui disputer, et sortirent noblement après avoir jeté un symbolique journal enflammé.

« Le surréalisme, disait justement le magnétophone, est évidemment vivant. Ses créateurs mêmes ne sont pas encore morts. Des gens nouveaux, de plus en plus médiocres il est vrai, síen réclament. Le surréalisme est connu du grand public comme líextrême du modernisme et, díautre part, il est devenu objet de jugements universitaires. Il síagit bien díune de ces choses qui vivent en même temps que nous, comme le catholicisme et le général de Gaulle.

La véritable question est alors : quel est le rôle du surréalisme aujourdíhui ?Ö

Dès líorigine, il y a dans le surréalisme, qui par là est comparable au romantisme, un antagonisme entre les tentatives díaffirmation díun nouvel usage de la vie et une fuite réactionnaire hors du réel.

Le côté progressif du surréalisme à son début est dans sa revendication díune liberté totale, et dans quelques essais díintervention dans la vie quotidienne. Supplément à líhistoire de líart, le surréalisme est dans le champ de la culture comme líombre du personnage absent dans un tableau de Chirico : il donne à voir le manque díun avenir nécessaire.

Le côté rétrograde du surréalisme síest manifesté díemblée par la surestimation de líinconscient, et sa monotone exploitation artistique ; líidéalisme dualiste qui tend à comprendre líhistoire comme une simple opposition entre les précurseurs de líirrationnel surréaliste et la tyrannie des conceptions logiques gréco-latines ; la participation à cette propagande bourgeoise qui présente líamour comme la seule aventure possible dans les conditions modernes díexistenceÖ

Le surréalisme aujourdíhui est parfaitement ennuyeux et réactionnaireÖ

Les rêves surréalistes correspondent à líimpuissance bourgeoise, aux nostalgies artistiques, et au refus díenvisager líemploi libérateur des moyens techniques supérieurs de notre temps. À partir díune mainmise sur de tels moyens, líexpérimentation collective, concrète, díenvironnements et de comportements nouveaux correspond au début díune révolution culturelle en dehors de laquelle il níest pas de culture révolutionnaire authentique.

Cíest dans cette ligne quíavancent mes camarades de líInternationale situationniste. » (Cette dernière phrase était suivie de plusieurs minutes de très vifs applaudissements, également enregistrés au préalable. Puis une autre voix annonçait : « Vous venez díentendre Guy Debord, porte-parole de líInternationale situationniste. Cette intervention vous était offerte par le Cercle Ouvert ». Une voix féminine enchaînait pour finir, dans le style de la publicité radiophonique : « Mais níoubliez pas que votre problème le plus urgent reste de combattre la dictature en France. »)

La confusion ne diminua pas après le départ en masse des surréalistes. On put entendre simultanément Isou et le groupe ultra-lettriste reformé contre lui par díanciens disciples qui veulent épurer le programme initial díIsou (mais qui semblent se placer sur un plan esthétique pur, en dehors de líintention de totalité qui caractérisait la phase la plus ambitieuse de líaction suscitée autrefois par Isou. Aucun díeux nía été dans líInternationale lettriste. Un seul a fait partie du mouvement lettriste uni díavant 1952). Il y avait même le représentant díune « Tendance Populaire Surréaliste » qui lança de nombreux exemplaires díun petit tract finement intitulé « Vivant ? Je suis encore mort », si parfaitement inintelligible quíon líeût dit écrit par Michel Tapié. La majeure partie de ces polémiques de remplacement a produit líimpression, assez comique et quelque peu touchante, díune rétrospective des séances de líavant-garde à Paris il y a bientôt dix ans, minutieusement reconstituées avec leur personnel et leurs arguments. Mais tout le monde síest accordé pour constater que la jeunesse du surréalisme, son importance, étaient passées depuis bien plus longtemps.

 

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La règle dans ce bulletin est la rédaction collective. Les quelques articles rédigés et signés personnellement doivent être considérés, eux aussi, comme intéressant líensemble de nos camarades, et comme des points particuliers de leur recherche commune. Nous sommes opposés à la survivance de formes telles que la revue littéraire ou la revue díart.

Tous les textes publiés dans Internationale Situationniste peuvent être librement reproduits, traduits ou adaptés, même sans indication díorigine.

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RÉIMPRESSION (2e trim. 1962) ó Imprimerie Ch.-Bernard 27, rue des Cloys, Paris-18e ó 1429.
Tous les textes sont rigoureusement conformes à leur édition originale.

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