Internationale situationniste
Bulletin central édité par les sections de líInternationale situationniste
Numéro 4
Juin 1960 ó Directeur : G.-E. Debord
Rédaction : 32, rue de la Montagne-Geneviève, Paris 5
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Comité de Rédaction : CONSTANT, ASGER JORN, HELMUT STURM, MAURICE WYCKAERT

Tous les textes publiés dans Internationale Situationniste
peuvent être librement reproduits, traduits ou adaptés, même sans indication díorigine.

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Table


Notes éditoriales :

 Sur líemploi du temps libre

 Die Welt als Labyrinth

 La chute de Paris

 Théorie des moments et construction des situations

 Renseignements situationnistes

ANDRÉ FRANKIN, Esquisses programmatiques

 ASGER JORN, La fin de líéconomie et la réalisation de líart

 JACQUES OVADIA, Signal pour commencer une culture révolutionnaire en Israël

CONSTANT, Description de la zone jaune

 ASGER JORN, Originalité et grandeur (sur le système díIsou)

 GUY-ERNEST DEBORD, À propos de quelques erreurs díinterprétation

ATTILA KOTÁNYI, Gangland et philosophie

Manifeste. 17 mai 1960

 

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Notes éditoriales

 

Sur líemploi du temps libre

LA PLUS GROSSIÈRE banalité des sociologues de gauche, depuis quelques années, est díinsister sur le rôle des loisirs comme facteur déjà dominant dans la société capitaliste développée. Ceci est le lieu díinfinis débats pour ou contre líimportance de líélévation réformiste du niveau de vie ; ou la participation des ouvriers aux valeurs dominantes díune société où ils sont toujours plus intégrés. Le caractère contre-révolutionnaire commun à tout ce verbiage est de voir obligatoirement le temps libre comme une consommation passive, comme la possibilité díêtre toujours plus spectateur du non-sens établi. À un colloque particulièrement accablant de ces chercheurs (Arguments 12-13), le numéro 27 de Socialisme ou Barbarie consacrait un rappel à líordre qui retraçait leurs travaux mythologiques dans le ciel des sociologues. Canjuers écrivait : « Comme le capitalisme moderne, pour pouvoir développer la consommation toujours davantage, développe dans la même mesure les besoins, líinsatisfaction des hommes reste la même. Leur vie ne prend plus díautre signification que celle díune course à la consommation, au nom de laquelle on justifie la frustration de plus en plus radicale de toute activité créatrice, de toute initiative humaine véritable. Cíest à dire que, de plus en plus, cette signification cesse díapparaître aux hommes comme valableÖ » Delvaux faisait remarquer que le problème de la consommation se laissait encore partager par la frontière misère-richesse, les 4/5e des salariés vivant perpétuellement dans la gêne. Et surtout, quíil níy avait aucunement lieu de síinquiéter si le prolétariat participe ou non aux valeurs parce quí« il níy en a pas ». Et il ajoutait cette constatation centrale que la culture même « Ö de plus en plus séparée de la société et de la vie des gens ó ces peintres qui peignent pour les peintres, ces romanciers qui écrivent pour les romanciers des romans sur líimpossibilité díécrire un roman ó ní est plus, dans ce quíelle a díoriginal, quíune perpétuelle auto-dénonciation, dénonciation de la société et rage contre la culture elle-même ».

Le vide des loisirs est le vide de la vie dans la société actuelle, et ne peut être rempli dans le cadre de cette société. Il est signifié, et en même temps masqué, par tout le spectacle culturel existant dans lequel on peut distinguer trois grandes formes.

Il subsiste une forme « classique », reproduite à líétat pur ou prolongée par imitation (par exemple la tragédie, la politesse bourgeoise). Il existe ensuite une infinité díaspects díun spectacle dégradé, qui est la représentation de la société dominante mise à la portée des exploités pour leur mystification propre (les jeux télévisés, la quasi-totalité du cinéma et du roman, la publicité, líautomobile en tant que signe de prestige social). Enfin, il y existe une négation avant-gardiste du spectacle, souvent inconsciente de ses motifs, qui est la culture actuelle « dans ce quíelle a díoriginal ». Cíest à partir de líexpérience de cette dernière forme que la « rage contre la culture » arrive à rejoindre justement líindifférence qui est celle des prolétaires, en tant que classe, devant toutes les formes de la culture du spectacle. Le public de la négation du spectacle ne peut plus être, jusquíà la fin même du spectacle, que le même public ó suspect et malheureux ó díintellectuels et díartistes séparés. Car le prolétariat révolutionnaire, se manifestant comme tel, ne saurait se constituer en public nouveau, mais deviendrait en tous points agissant.

Il níy a pas de problème révolutionnaire des loisirs ó du vide à combler ó mais un problème du temps libre, de la liberté à plein temps. Nous avons déjà dit : « Il níy a pas de liberté dans líemploi du temps sans la possession des instruments modernes de construction de la vie quotidienne. Líusage de tels instruments marquera le saut díun art révolutionnaire utopique à un art révolutionnaire expérimental. » (Debord, « Thèses sur la révolution culturelle », Internationale Situationniste, numéro 1). Le dépassement des loisirs vers une activité de libre création-consommation ne peut se comprendre que dans sa relation avec la dissolution des arts anciens ; avec leur mutation en modes díaction supérieurs qui ne refusent pas, níabolissent pas líart, mais le réalisent. Líart sera ainsi dépassé, conservé et surmonté, dans une activité plus complexe. Ses éléments anciens pourront síy retrouver partiellement mais transformés, intégrés et modifiés par la totalité.

Les avant-gardes précédentes se présentaient en affirmant líexcellence de leurs méthodes et principes, dont on devait juger immédiatement sur des úuvres. LíI.S. est la première organisation artistique qui se fonde sur líinsuffisance radicale de toutes les úuvres permises ; et dont la signification, le succès ou líéchec ne pourront êtres jugés quíavec la praxis révolutionnaire de son temps.

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Die Welt als Labyrinth

EN 1959, les situationnistes convinrent avec le Stedelijk Museum díAmsterdam, díorganiser une manifestation générale, à la fois prenant appui sur les locaux de ce musée et en débordant le cadre. Il síagissait de transformer en labyrinthe les salles 36 et 37 du musée au moment même où trois journées de dérive systématique seraient menées par trois équipes situationnistes opérant simultanément dans la zone centrale de líagglomération díAmsterdam. Un supplément, plus conventionnel, à ces activités de base devait consister en une exposition de certains documents ainsi quíen des conférences permanentes sur magnétophone, prononcées sans interruption, et changées seulement à chaque intervalle de vingt-quatre heures. Líexécution de ce plan, finalement fixé au 30 mai 1960, impliquait le renforcement des situationnistes hollandais par une dizaine de leurs camarades étrangers.

Le 5 mars, le directeur du Stedelijk Museum, W.J.H.B. Sandberg, approuvait le plan définitif mais en dévoilant deux réserves soudaines : 1) les sapeurs-pompiers díAmsterdam seraient appelés à donner leur accord sur certains éléments éventuellement dangereux du labyrinthe ; 2) une partie des moyens nécessaires à cette construction ne serait pas fournie par le musée mais par des organismes extérieurs ó nommément un Prins Bernhard Fonds ó auxquels líI.S. devait les réclamer directement. Au-delà du comique du premier point, et de líair de compromission du second, il fallait distinguer le même obstacle : la direction du Stedelijk Museum adoptant une attitude en partie irresponsable, des tiers seraient susceptibles de juger à notre place, et sans appel, le caractère de nécessité de tel ou tel détail de notre construction. Ceci alors que la nature de líentreprise demandait précisément líaccumulation díassez de procédés inédits pour parvenir à un saut dans un nouveau type de manifestation. En outre, le travail devant commencer sur-le-champ, et les restrictions pouvant survenir à tout moment jusquíà sa fin, avancer dans ces conditions signifiait contresigner díavance les falsifications de notre projet.

Asger Jorn, lui-même partisan du refus, exposa en peu de mots à la réunion situationniste tenue le même jour à Amsterdam, et qui devait prendre une décision immédiate, les conditions díensemble :

Sandberg représentait parfaitement ce réformisme culturel qui, lié à la politique, síest trouvé au pouvoir presque partout en Europe après 1945. Ces gens ont été les bons gérants de la culture, dans le cadre existant. Ils ont ainsi favorisé de leur mieux les modernistes secondaires, les jeunes suiveurs affaiblis du moderne 1920-1930. Ils níont rien pu faire pour de véritables novateurs. Actuellement, menacés partout par une contre-offensive de francs réactionnaires (voir, depuis, les assauts du Sénat belge, le 10 mai, contre le soutien officiel de la peinture « abstraite »), ils essaient de se radicaliser au moment où ils síeffondrent. Sandberg, par exemple, avait été attaqué très violemment, líavant-veille de ce jour, au conseil municipal díAmsterdam, par des chrétiens qui ramènent en force líart figuratif (cf. líAlgemeen Handelsblad du 4 mars). Sa succession au Stedelijk Museum pouvait être considérée comme ouverte. Jorn estimait pourtant quíil avait eu la possibilité de choisir de quel côté il voulait en sortir : Sandberg au labyrinthe avec nous descendu, se serait, avec nous, retrouvé ou perdu. Mais líinefficace recherche díaccommodements pour sauvegarder ses réalisations passées líempêchait de tomber en bonne compagnie. Sandberg níosait rompre avec líavant-garde, mais níosait assurer les conditions qui étaient seules acceptables pour une réelle avant-garde.

À la fin du rapport de Jorn, la réunion conclut unanimement à un refus díengager líI.S., refus signifié par écrit le 7 mars. Elle permettait seulement à ceux de ses membres qui le jugeraient utile, de profiter individuellement de la bonne volonté de Sandberg : ce que fait Pinot-Gallizio en exposant, en juin, au Stedelijk Museum, de la peinture industrielle déjà montrée à Paris lían dernier.

Le labyrinthe, dont le plan avait été établi par la section hollandaise de líI.S., assistée en quelques points par Debord, Jorn, Wyckaert et Zimmer, se présente comme un parcours pouvant varier, théoriquement, de 200 mètres à 3 kilomètres. Le plafond, tantôt à 5 mètres (partie blanche du plan), tantôt à 2 m. 44 (partie grisée) peut descendre, en quelques endroits, à 1 m. 22. Son ameublement ne vise ni une quelconque décoration intérieure, ni une reproduction réduite díambiances urbaines, mais tend à constituer un milieu mixte, jamais vu, par le mélange de caractères intérieurs (appartement aménagé) et extérieurs (urbains). Pour ce faire, il met en jeu une pluie et un brouillard artificiels, du vent. Le passage à travers des zones thermiques et lumineuses adaptées, des interventions sonores (bruits et paroles commandés par une batterie de magnétophones), et un certain nombre de provocations conceptuelles et autres, est conditionné par un système de portes unilatérales (visibles ou maniables díun seul côté) ainsi que par la plus ou moins grande attirance des lieux ; il aboutit à enrichir les occasions de síégarer. Parmi les obstacles purs, il faut citer le tunnel de peinture industrielle de Gallizio et les palissades détournées de Wyckaert.

À la micro-dérive organisée dans ce concentré de labyrinthe devait correspondre líopération de dérive à travers Amsterdam. Deux groupes, comprenant chacun trois situationnistes, dériveraient pendant trois jours, à pied ou éventuellement en bateau (dormant dans les hôtels rencontrés) sans quitter le centre díAmsterdam. Ces groupes, au moyen des walkies talkies dont ils seraient équipés, se tiendraient en relation, entre eux si possible, et en tout cas avec le camion-radio de líéquipe cartographique, díoù le directeur de la dérive ó en líoccurrence Constant ó se déplaçant de manière à garder le contact, relèverait leurs routes et enverrait parfois des instructions (il appartiendrait aussi au directeur de la dérive díavoir préparé líexpérimentation de quelques lieux et événements secrètement disposés).

Cette opération de dérive, si elle síaccompagnait de relevés du terrain, à interpréter ultérieurement dans les travaux díurbanisme unitaire, et si elle pouvait avoir un certain aspect théâtral par son effet sur le public, était principalement destinée à réaliser un jeu nouveau. Et líI.S. avait tenu à heurter les habitudes économiques en faisant inscrire dans le budget de la manifestation un salaire individuel de 50 florins par jour de dérive.

Cíest seulement la conjonction de ces deux opérations qui est capable de faire apparaître leur nature nouvelle. LíI.S. nía donc pas estimé que la dérive seule, qui pouvait être maintenue à Amsterdam, aurait une signification suffisante. De même, il níest pas souhaitable díédifier le labyrinthe dans le musée de certaine ville allemande impropre à la dérive. Díailleurs, le fait même díutiliser un musée comportait une gêne particulière, et la façade ouest du labyrinthe díAmsterdam était un mur spécialement construit pour y ouvrir une brèche en guise díentrée : ce trou dans un mur avait été exigé par notre section allemande comme garantie de non-soumission à líoptique des musées. Aussi, líI.S. a-t-elle adopté, en avril, un projet de Wyckaert modifiant profondément líemploi du labyrinthe étudié pour Amsterdam. Ce labyrinthe ne devra pas être édifié dans un autre bâtiment mais, avec plus de souplesse et en fonction directe des réalités urbaines, dans un terrain vague bien placé de la ville choisie, afin díêtre le point de départ de dérives.

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La chute de Paris

PARIS A ÉTÉ, dans la période de dissolution de la culture dominante, le principal centre de recherches, le point de concentration díexpériences et díindividus originaires de tous les pays modernes où se développait le même problème global de la culture. Ce rôle, que Paris a tenu presque continuellement jusquíaprès la deuxième guerre mondiale, a maintenant pris fin.

Sans examiner ici líensemble des conditions qui avaient favorisé cette polarisation géographique des courants novateurs de la culture moderne, et le renversement de ces conditions, on se contentera de remarquer que líavant-garde culturelle de notre époque a forcément partie liée, non seulement idéologiquement mais pratiquement, avec líaffirmation générale de la liberté : díabord, pendant sa phase négative, parce quíelle exprime précisément la négation de líorganisation dominante de la vie ; ensuite et díautant plus pendant une phase de recherche constructive, avec líessai díinventer de nouveaux instruments et de nouveaux emplois dans la vie sociale.

Cette liberté, qui ne peut évidemment pas exister sous un régime politique autoritaire, où líautorité en matière de culture appartient même au triste auteur des Voix du silence, avait été en fait déjà éliminée sous le régime précédent. La même société capitaliste était alors gouvernée démocratiquement par son personnel de gauche et à ce style réformiste et progressiste correspondait le règne, non-officiel mais pratiquement monopolisateur, de líimpuissance et de la répétition dans le secteur culturel qui alors, au lieu de singer la grandeur du passé, singeait líexpérience de la nouveauté (cf. le bilan díune revue comme Les Temps Modernes en regard de sa prétention initiale).

Díun même mouvement, les extrémistes politiques de cette gauche ne voulaient surtout pas briser líordre social ; et les extrémistes intellectuels ne voulaient surtout pas briser les cadres conventionnels díune culture vidée, ni le goût des spectateurs modernistes. La crise permanente de la bourgeoisie française, même quand elle en est venue au point culminant de mai 1958, nía pas trouvé líissue révolutionnaire quíil fallait. Paris devient une ville-musée gardée.

Toutes les organisations progressistes, en France, malgré leurs bruyantes querelles, síaccordaient essentiellement entre elles comme avec leurs chanceux cousins qui tenaient le pouvoir : la base de cet accord, líintérêt supérieur de líhéritage familial, cíétait la conservation de la société dominante. Au plus se proposaient-elles certains aménagements différents. Depuis que le régime politique a changé, cet accord fondamental síest encore renforcé et élargi. Il síest traduit, et demeure traduit, par le choix absolu du maintien de la paix civile.

Presque tous les penseurs révolutionnaires qui ont appris líhistoire des trente dernières années du mouvement ouvrier díun seul coup, en lisant les confidences de Khrouchtchev au XXe Congrès de son parti, ont été saisis díune fureur de renouvellement. Mais ces gens ne sont pas arrivés assez loin ó et ils níy étaient pas allés assez vite ó de sorte que la plupart est déjà fatiguée, ou revenue à líéclectisme quíelle découvre avec émerveillement.

Les grands bourgeois de la gauche, eux, sont aisément extrémistes parce que ce quíils imaginent comme la plus extrême violence de la révolution (la bureaucratie rassurante du P.C.F.) níest pas tellement loin de leurs habitudes ; et aussi pour affirmer, en grands seigneurs, leur désinvolture contre le décor díordre moral et patriotique de la France à líheure díAlger. Mais ce gauchisme ne va pas jusquíà les forcer à mettre en question, même au plus bas niveau, une seule des conventions qui les modèlent. Aussi Kast et Doniol-Valcroze répondaient-ils (France-Observateur, 25-2-60) à des reproches concernant la futilité et líaccumulation des poncifs sociaux dans leurs films, que « síil doit y avoir engagement en matière de cinéma, il concerne les personnes », et non les films.

Le manque absolu díune aide des organisations « révolutionnaires » françaises au peuple algérien insurgé produit naturellement la généralisation de réactions purement individuelles (déserteurs, agents de liaison français du F.L.N.). En présence de ces faits, la gauche donne sa mesure : Bourdet síaffole à líidée que le réseau de Francis Jeanson aidera à discréditer « líaction pour la paix de líensemble de la gauche » dont le discrédit est inscrit sur six années de totale abstention. La moraliste Giroud, dans líExpress du 10 mars, síétonne surtout quíon aide à déserter de grands enfants encore irresponsables (« Combien y a-t-il de garçons de vingt ans qui ont formé leur jugement avec assez de force pour accomplir, lucidement, líun des actes les plus graves que puisse commettre un homme ? »). Ne pourraient-ils attendre ? Passe encore de pacifier, mais déserter à cet âge ! On entend parler de communauté nationale à ne pas quitter, de seuil à ne pas franchir. Quand le seuil est celui des prisons où sont Gérard Spitzer, Cécile Decugis, Georges Arnaud, la gauche a le bon goût de ne pas élever la voix pour leur défense. On pourra certainement intimider longtemps par le reproche de trahison tous ceux qui pensent quíil existe des choses quíils risquent de « trahir », en dehors de la cause des exploités de tous les pays.

Quelques aspects de líactualité politique hâtent la fin du rôle privilégié de Paris dans la culture expérimentale. Mais ils ne font que signifier plus vite un dépérissement inévitable. La concentration internationale à Paris ne traduisait plus rien que les habitudes précédentes. La nouvelle culture, unifiée à líéchelle de la planète, ne peut se développer que là où des conditions sociales authentiquement révolutionnaires apparaîtront. Elle ne se fixera plus en tel ou tel point privilégié, mais síétendra et changera partout, avec les victoires de la nouvelle forme de société. Elle ne saurait enfin être affermée en majorité aux pays de race blanche. Avant líinévitable et souhaitable métissage planétaire, les peuples jaunes et noirs qui commencent à prendre en mains leur sort vont y tenir le premier rôle. Nous saluons dans líémancipation des peuples colonisés et sous-développés, réalisée par eux-mêmes, la possibilité de síépargner les stades intermédiaires parcourus ailleurs, tant dans líindustrialisation que dans la culture et líusage même díune vie libérée de tout. LíInternationale situationniste accorde une importance primordiale à sa liaison avec les éléments avant-gardistes díAfrique noire, díAmérique latine, díAsie ; et pour líavenir, et tout de suite.

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Théorie des moments et construction des situations

« Cette intervention se traduirait, au niveau de la vie quotidienne, par une meilleure répartition de ses éléments et de ses instants dans les ìmomentsî, de manière à intensifier le rendement vital de la quotidienneté, sa capacité de communication, díinformation, et aussi et surtout de jouissance de la vie naturelle et sociale. La théorie des moments ne se situe donc pas hors de la quotidienneté, mais síarticulerait avec elle en síunissant à la critique pour introduire en elle ce qui manque à sa richesse. Elle tendrait ainsi à dépasser, au sein du quotidien, dans une forme nouvelle de jouissance particulière unie au total, les vieilles oppositions de la légèreté et de la lourdeur, du sérieux et de líabsence de sérieux. »

HENRI LEFEBVRE (La Somme et le Reste).

DANS LA PENSÉE programmatique que vient díexposer Henri Lefebvre, les problèmes de la création de la vie quotidienne sont directement concernés par la théorie des moments, qui définit comme « modalités de présence », une « pluralité de moments relativement privilégiés ». Quels rapports entretiennent ces « moments » et les situations que líI.S. síest proposée de définir et de construire ? Quel usage peut-on faire des relations entre ces concepts pour réaliser les revendications communes qui apparaissent maintenant ?

La situation, comme moment créé, organisé (Lefebvre exprime ce désir : « Líacte libre se définissant alors par la capacitéÖ de changer de ìmomentî dans une métamorphose, et peut-être díen créer ») inclut des instants périssables ó éphémères, uniques. Elle est une organisation díensemble commandant (favorisant) de tels instants hasardeux. La situation construite est donc dans la perspective du moment lefebvrien, contre líinstant, mais à un niveau intermédiaire entre instant et « moment ». Ainsi, quoique répétable dans une certaine mesure (comme direction, « sens »), elle níest pas en elle-même répétable comme le « moment ».

La situation, comme le moment, « peut síétendre dans le temps ou se condenser ». Mais elle veut se fonder sur líobjectivité díune production artistique. Une telle production artistique rompt radicalement avec les úuvres durables. Elle est inséparable de sa consommation immédiate, comme valeur díusage essentiellement étrangère à une conservation sous forme de marchandise.

La difficulté, pour Henri Lefebvre, est de dresser une liste de ses moments (pourquoi en citer dix plutôt que quinze, ou vingt-cinq, etc. ?). La difficulté quant au « moment situationniste » est, au contraire, de marquer sa fin exacte, sa transformation en un terme différent díune série de situations ó celle-ci pouvant constituer un des moments lefebvriens ó ou bien en temps mort.

En effet, le « moment » posé comme catégorie générale retrouvable implique à la longue líétablissement díune liste de plus en plus complète. La situation, plus indifférenciée, se prête à une infinité de combinaisons. De sorte que líon ne peut définir exactement une situation, et sa frontière. Ce qui caractérisera la situation, cíest sa praxis même, sa formation délibérée.

Par exemple, Lefebvre parle du « moment de líamour ». Du point de vue de la création des moments, du point de vue situationniste, il faut envisager le moment de tel amour, de líamour de telle personne. Ce qui veut dire : de telle personne en de telles circonstances.

Le maximum du « moment construit » est la série de situations rattachée à un même thème ó cet amour de telle personne ó (un « thème situationniste » est un désir réalisé). Ceci est particularisé, et irrépétable, en comparaison du moment díHenri Lefebvre. Mais très étendu et, relativement, durable en comparaison de líinstant unique-éphémère.

Lefebvre, en analysant le « moment », a montré plusieurs des conditions fondamentales du nouveau terrain díaction où va maintenant une culture révolutionnaire. Ainsi, quand il remarque que le moment tend à líabsolu, et síen défait. Le moment, comme la situation, est en même temps proclamation díabsolu et conscience du passage. Il est effectivement sur le chemin díune unité du structural et du conjonctural ; et le projet díune situation construite pourrait aussi se définir comme un essai de structure dans la conjonction.

Le « moment » est principalement temporel, il fait partie díune zone de temporalité, non pure mais dominante. La situation, étroitement articulée dans le lieu, est complètement spatio-temporelle (cf. A. Jorn, sur líespace-temps díune vie ; A. Frankin, sur la planification de líexistence individuelle). Les moments construits en « situations » pourraient être considérés comme les moments de rupture, díaccélération, les révolutions dans la vie quotidienne individuelle. À un niveau spatial plus étendu ó plus social ó un urbanisme qui correspond assez exactement aux moments de Lefebvre, et à son idée de les choisir et de les quitter à volonté, se trouve proposé avec les « quartiers états díâme » (cf. « Formulaire pour un urbanisme nouveau », de G. Ivain, Internationale Situationniste, numéro 1), un but de désaliénation étant poursuivi explicitement dans líaménagement du « Quartier Sinistre ».

Enfin, le problème de la rencontre de la théorie des moments et díune formulation opérationnelle de la construction des situations pose la question suivante : Quel mélange, quelles interactions, doivent survenir entre líécoulement (et les résurgences) du « moment naturel », au sens díHenri Lefebvre, et certains éléments artificiellement construits ; donc introduits dans cet écoulement et le perturbant, quantitativement et, surtout, qualitativement ?

 

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Renseignements situationnistes

 

LA QUATRIÈME CONFÉRENCE de líInternationale situationniste sera convoquée à Londres, à la fin du mois de septembre 1960.

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Líétude de Lorenzo Guasco sur les activités expérimentales de líI.S. en Italie, qui a paru à Turin en janvier 1960, est un ramassis díimbécillités. Guasco ne découvre rien de líintérêt réel du travail de Pinot-Gallizio, par exemple, et líintérêt quíil y trouve ne correspond à rien. Maniant résolument, comme líours son pavé, líamalgame qui doit convenir à la politique díon ne sait quel marchand díart, Guasco se ridiculise à chaque paragraphe, et síachève en interprétant la notion díart collectif au grand jour de la métaphysique. Ceci prouve, une fois de plus, que les critiques parcellaires de líesthétique bourgeoise (ceux que líAdresse de líI.S. à leur assemblée de Bruxelles, en 1958, appelait : « morceaux de critiques díart, critiques de fragments díartsÖ »), même quand ils y mettent le maximum de bonne volonté, ne sauraient comprendre líensemble díun mouvement comme líI.S.

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Le sens díun texte sur líurbanisme unitaire, écrit par Debord et publié en allemand par une galerie díEssen, le 9 janvier 1960, se trouve grandement altéré par plusieurs coupures. Faut-il rappeler à ce propos que, si nous nous déclarons étrangers à toute conception de la propriété privée des idées ou des phrases, cela signifie que nous laisserons níimporte qui publier, sans références ou même avec líattribution qui lui plaira, en partie ou en totalité, tel ou tel écrit situationniste ; mais à líexception de nos seules signatures ? Il est parfaitement inacceptable que nos publications soient remaniées ó si ce níest par líensemble de líI.S. ó et paraissent continuer díengager la responsabilité de leurs auteurs. On doit faire savoir que líon retire sa signature après la moindre censure.

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Le livre expérimental de Jørgen Nash, Stavrim, Sonetter (Copenhague, mars 1960) poursuit la série des publications commencées par líI.S. dans les pays scandinaves avec Permild et Rosengreen.

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Les architectes Alberts et Oudejans, en acceptant de construire une église à Volendam, se sont placés à líinstant et sans discussion possible en dehors de líI.S.

Notre section hollandaise prendra les dispositions qui conviennent afin díinformer líopinion de cet événement indivisible.

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Les multiples prises de position sur líaffaire Chessman níont pas considéré sa nature réelle. Elles ont mené à un redoublement des anciennes discussions sur la peine de mort. La mort de Chessman participe, en fait, du problème global du spectacle tel quíil se constitue au stade le plus développé de la société capitaliste. Cette sphère du spectacle industrialisé, qui síaffirme toujours davantage, a recoupé dans ce cas la sphère ancienne de la peine capitale, qui va, au contraire, vers sa disparition légale prochaine pour tous les châtiments de droit commun. Cette rencontre a produit ici une lutte de gladiateur télévisée, où les armes étaient des arguties juridiques. Chacun des sursis de Chessman a été accordé par une instance judiciaire différente ; et il níy avait pas díautre raison díinterrompre la série quíune lassitude des spectateurs, normale après douze ans et tant de best-sellers. Comme Chessman était très antipathique selon les normes du mode de vie américain, le public, et les organisateurs des émotions publiques, ont à la fin renversé le pouce (le dernier sursis de Chessman était seul extérieur au spectacle, provoqué par des considérations diplomatiques localisées ; ne contenait plus aucun enjeu). Hors des États-Unis, líindignation générale était ambiguë puisquíelle comportait à la fois líaccès à ce spectacle, exploité au maximum par tous les modes díinformation, et un manque díhabitude et de naturel en présence des règles du jeu : non seulement líopinion penchait vers la grâce du lutteur, mais elle mettait souvent en cause, au nom des anciennes règles morales, le spectacle lui-même. Cette réaction exprime principalement le retard avec lequel ces pays marchent vers le même but : la modernisation du capitalisme, et les rapports humains quíelle fait triompher. Par exemple, dans la mesure où la France est une nation encore partiellement archaïque dans son économie et sa politique, on níy a jamais vu un homme mis à mort sous les sunlights, au bout de douze années. Il arrive que líon disparaisse, tout simplement, après des tortures qui sont presque secrètes. Chessman níintéressait pas en tant que victime en général, mais à travers sa participation au monde de Brigitte Bardot et du shah díIran, comme élément malchanceux et victime dans ce monde, celui de la représentation de la vie pour les masses passives exclues de la vie.

La société qui établira les premières conduites humaines níaura pas à le faire au nom de telle ou telle mystification humaniste ou métaphysique du passé ; réalisant pour chacun les conditions de la création libre de sa propre histoire, elle renverra toutes les formes de spectacle ó inférieures ou sublimes ó à la place qui leur revient : au musée des antiquités, à côté de líÉtat.

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Depuis 1958, la Belgique a été le théâtre des incidents suivants : 1) Hornu, 27 décembre 1958 : deux blessés ó 2) Quaregnon, décembre 1958 : un mort (Hacène Kitouni, díopinion F.L.N.) ó 3) Jemappes, 1959 : un Blessé (Nor Tayeb, díopinion F.L.N.) ó 4) Élonges, 12 mai 1959 : un mort (Houat Ghaouti), un blessé (Hadj Mirebad, díopinion F.L.N.) ó 5) Quiévrain : un mort (Lounas Sebki, díopinion F.L.N.) ó 6) Charleroi : attentat manqué contre Chérif Attar (díopinion F.L.N.) ó 7) Mons : un mort (Saïd Moktar, chef M.N.A. rallié au F.L.N.) ó 8) Bléharies : Berthommier (arrêté avec une bombe) ó 9) Bruxelles, 9 mars 1960 : assassinat díAkli Aïssiou ó 10) Liège, 25 mars 1960 : assassinat de G. Laperches ; et attentat manqué contre P. Legrève à Ixelles.

Ces attentats commis à intervalles réguliers sur le territoire belge et visant les Algériens, travailleurs et réfugiés politiques, ne peuvent avoir quíun sens : líétablissement díune atmosphère de terreur contre líémigration algérienne. En effet, les activités subversives des Algériens, membres du F.L.N., établis en Belgique, sont nulles. Les achats díarmes et díexplosifs se négocient le plus régulièrement possible, avec approbation tacite du gouvernement belge et par des intermédiaires tels que Puchers. De plus, les Algériens assassinés níétaient nullement des responsables importants du Front. Le but visé est de provoquer líaffolement des Algériens et de les inciter ainsi à des réactions brutales ; ce qui permettrait à la police belge díexpulser ceux qui résident en Belgique, et de ne plus admettre aucun réfugié de France. La police prend prétexte des attentats déjà commis, et pourtant clairement signés, pour expulser journellement des Algériens (vingt expulsions depuis líassassinat díAkli), entrant ainsi dans le jeu des réseaux français.

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Líexposition « Antagonismes », organisée en février, au musée des Arts Décoratifs par le « comité des arts du Congrès pour la liberté de la culture », a été líexpression pure et simple díun dernier effort du chauvinisme français pour síaffirmer là où il lui en reste, croit-il, les moyens : dans líhistoire artistique, par le regonflage et le collage díune « École de Paris » dont la circonférence ne serait nulle part mais le centre à Paris seulement. Cette baudruche recouvre tout, et díabord líespoir de faire du Paris de Malraux, au sein du nouvel empire romain de Washington, une sorte de Grèce prête à capter ses farouches vainqueurs et collectionneurs. Il faut lire le lourd catalogue, où síépanche Julien Alvard, pour avoir une idée juste de la décomposition culturelle régnante, dont il est de plus en plus souvent rendu compte en termes intellectuels eux-mêmes avariés.

« Luther », dit-il après avoir précisé que « ce níest pas pour le simple comique du rapport », « Ö est une assez bonne préface aux peintres qui se sont révélés díabord par le geste ou les taches. » Et il cite le curé Georges Mathieu quíil jette ainsi allègrement dans líhérésie. Avec Luther sont annexés à égalité Ruskin, Nietzsche et, mais oui, Stéphane Lupasco. Cent noms importants de la pensée moderne sont également cités, et tous à contre-sens.

Dans cette orgie de références, on remarque la curieuse manière dont líexpressionnisme est à la fois mentionné et escamoté, transplanté tout entier dans Paris et en même temps accidentellement égaré (pages 15-16). Cette résolution de faire disparaître le caractère allemand et nord-européen de líexpressionnisme, et la gêne qui en découle pour un hâbleur aussi maladroit quíAlvard, líentraîne à ne mettre, parmi tous les tableaux reproduits dans son fumeux catalogue, quíune simple gravure de Nolde. Encore est-elle attribuée à Kirchner car, on síen doutait, les chiens de garde des musées du « Congrès pour la liberté de la culture » níont jamais peur de prendre des libertés avec la culture. Surtout quand leur travail est embarrassant. Ainsi, dans la salade philosophique extensive díAlvard, deux étonnantes absences ó Hegel et Kierkegaard ó ne sont évidemment pas dues au défaut díinformation journalistique de líauteur ; mais plutôt à la crainte de tout ce que líon trouverait à partir de là, expliquant assez bien líart moderne autant que la raison díêtre de cet ignoble Congrès.

En résumé, la faillite géante de líexposition « Antagonismes » est celle du comité en question ó et de ses semblables ó devant les problèmes actuels de la culture. La preuve est apportée de ce qui était clairement prévisible : à savoir quíil serait dangereux pour les partisans inconditionnels de la confusion, ceux qui sont liés vitalement à cette confusion dans la culture et la vie sociale, díen venir à un exposé díensemble, même fait sous le signe de la confusion, même fait dans le style díAlvard.

 

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La fin de líéconomie et la réalisation de líart

 

LE TEMPS níest pas autre chose pour líhomme quíune succession de phénomènes en un point díobservation de líespace, cependant que líespace est líordre de coexistence des phénomènes dans le temps, ou le processus.

Le temps, cíest le changement qui níest concevable que sous forme de mouvement en progression dans líespace, tandis que líespace est le stable qui níest concevable que dans la participation à un mouvement. Ni líespace ni le temps ne possèdent une réalité, ou valeur, hors du changement, ou processus, cíest-à-dire hors de la combinaison active espace-temps. Líaction de líespace-temps est le processus, et ce processus est lui-même le changement du temps en espace et le changement de líespace en temps.

Nous voyons, ainsi, que líaugmentation de qualité, ou résistance contre le changement, est due à líaugmentation quantitative. Elles marchent ensemble. Cíest ce développement qui est le but du progrès socialiste : líaugmentation de la qualité par líaugmentation de la quantité. Et il admet que cette double augmentation est forcément identique à la diminution de la valeur, de líespace-temps. Cíest cela la réification.

La grandeur qui détermine la valeur, cíest líespace-temps, líinstant ou événement. Líespace-temps qui est réservé à líexistence de líespèce humaine sur la terre manifeste sa valeur en événements. Pas díévénements, pas díhistoire. Líespace-temps díune vie humaine, cíest sa propriété privée. Cíest la grande découverte de Marx, dans la perspective de la libération humaine, mais en même temps le point de départ des erreurs des marxistes, parce quíune propriété ne devient valeur quíen se réalisant, en se libérant, en síutilisant, et ce qui fait de líespace-temps díune vie humaine une réalité, cíest sa variabilité. Et ce qui fait de líindividu une valeur sociale, cíest sa variabilité de comportement par rapport aux autres. Si cette variabilité est devenue privée, exclue de la valorisation sociale, comme cíest le fait dans le socialisme autoritaire, líespace-temps de líhomme est devenu irréalisable. Ainsi le caractère privé des qualités humaines (les « hobbies ») est devenu une dévalorisation encore plus grande de la vie humaine que la propriété privée des moyens de production puisque líinutile est, dans le déterminisme socialiste, inexistant. Le socialisme, au lieu díabolir le caractère privé des propriétés, nía fait que líaugmenter à líextrême, rendant líhomme même inutile et socialement inexistant.

Le but du développement artistique, cíest la libération des valeurs humaines, par la transformation des qualités humaines en valeurs réelles. Et cíest là que commence la révolution artistique contre le développement socialiste, la révolution artistique qui est liée au projet communisteÖ

La valeur de líart est ainsi une contre-valeur par rapport aux valeurs pratiques, et se mesure en sens inverse de celles-ci. Líart est líinvitation à une dépense díénergie, sans but précis en dehors de celui que le spectateur lui-même peut y apporter. Cíest la prodigalitéÖ On síest pourtant imaginé que la valeur de líart était dans sa durée, sa qualité. Et líon a cru que líor et les pierres précieuses étaient des valeurs artistiques, que la valeur artistique était une qualité inhérente à líobjet en soi. Alors que líúuvre díart níest rien que la confirmation de líhomme comme essentielle source de valeurÖ

La révolution capitaliste a été essentiellement une socialisation de la consommation. Líindustrialisation capitaliste apporte à líhumanité une socialisation aussi profonde que la socialisation proposée par les socialistes ó celle des moyens de production. La révolution socialiste est líaccomplissement de la révolution capitaliste. Líunique élément à enlever au système capitaliste est líépargne, parce que la richesse de la consommation a déjà été éliminée par les capitalistes eux-mêmes. Trouver aujourdíhui un capitaliste dont la consommation dépasse les plus mesquines exigences, cíest bien rare. La différence de train de vie entre un grand seigneur du XVIIe siècle et un grand capitaliste de líépoque de Rockefeller est grotesque, et va síaggravant toujours.

La richesse dans la variabilité de la consommation a été économisée par le capitalisme, parce que la marchandise níest rien díautre quíun objet díusage socialisé. Cíest pour cela que les socialistes évitent de síoccuper de líobjet díusage.

La socialisation de líobjet díusage, qui permet de le considérer comme une marchandise, a trois aspects principaux :

a) Seul, líobjet díusage díun intérêt commun, désiré par une assez grande quantité de gens, peut servir comme marchandise. La marchandise idéale est líobjet désiré par tous. Pour ouvrir la voie à la production industrielle vers une telle socialisation, le capitalisme devait détruire líidée de la production individuelle et artisanale, la prétendre « formalisme » ;

b) Pour que líon puisse parler de marchandise, il faut avoir une quantité díobjets exactement pareils. Líindustrie ne síoccupe que des objets en série, en fabrication de plus en plus nombreuse ;

c) La production capitaliste est caractérisée par une propagande de la consommation populaire qui atteint une puissance et un volume incroyables. La réclame pour une production socialiste níest que la conséquence logique de la réclame pour une consommation socialisée.

La monnaie est la marchandise complètement socialisée, indiquant la mesure de valeur commune à tout le mondeÖ

La socialisation constitue réellement un système bâti sur líépargne absolue. Considérons, en effet, líobjet díusage. Nous avons indiqué que líobjet díusage devient une marchandise au moment où il devient immédiatement inutile, où le lien causal entre consommation et production est rompu. Seul, un objet díusage transformé en épargne, mis en dépôt, devient marchandise, et ceci seulement dans le cas où il existe quantité díobjets díusage en dépôt. Ce système du stockage, qui est la racine de la marchandise, níest pas éliminé par le socialisme, au contraire : le système socialiste est fondé sur la mise en dépôt de toute la production sans exception, avant sa distribution, dans le but díassurer un contrôle parfait de cette distribution.

Jusquíà maintenant, on nía jamais analysé líaccumulation ó le dépôt ou líépargne ó dans sa propre forme, qui est celle du récipient. Le dépôt se fait en fonction du rapport entre récipient et contenu. Nous avons remarqué, au début, que la substance, souvent nommée contenu, níest rien díautre que le processus ; et, sous forme de contenu, elle signifie une matière en dépôt, une force latente. Mais nous líavons toujours considérée à partir de sa propre forme stable. La forme díun récipient, elle, est une forme contraire à la forme de son contenu ; sa fonction est díempêcher le contenu díentrer en processus, sauf dans des conditions contrôlées et limitées. La forme-récipient est ainsi quelque chose de bien différent de la forme de la matière en soi, où il níy a jamais rien que la forme du contenu ; ici líun des termes se trouve mis en contradiction absolue avec líautre. Cíest seulement dans le domaine biologique que le récipient devient fonction élémentaire. Toute la vie biologique a évolué, pour ainsi dire, en opposant des formes-récipients aux formes de la matière. Et le développement technique suit le même chemin ; et tous les systèmes de mesure, de contrôle scientifique, sont des mises en rapport de formes objectives avec des formes-récipients.

Les formes-récipients sont établies comme contradiction des formes mesurées. La forme-récipient cache normalement la forme du contenu, et possède ainsi une troisième forme : celle de líapparence. Ces trois formes ne sont jamais clairement distinguées dans les discussions sur la formeÖ

Líargent est la mesure du temps dans líespace socialÖ Líargent est le moyen díimposer la même vitesse dans un espace donné, qui est celui de la société. Líinvention de la monnaie est à la base du socialisme « scientifique », et la destruction de la monnaie sera à la base du dépassement du mécanisme socialiste. La monnaie est líúuvre díart transformée en chiffres. Le communisme réalisé sera líúuvre díart transformée en totalité de la vie quotidienneÖ

Cíest la bureaucratie qui apparaît, partout où elle se manifeste (dans le capitalisme, dans le réformisme, dans le pouvoir dit « communiste ») comme la réalisation de la socialisation contre-révolutionnaire commune, díune certaine manière, aux divers secteurs rivaux du monde actuel. La bureaucratie est la forme-récipient de la société : elle bloque le processus, la révolution. Au nom du contrôle de líéconomie, la bureaucratie économise sans contrôle (pour ses propres fins, pour la conservation de líexistant). Elle a tous les pouvoirs, sauf le pouvoir de changer les choses. Et tout changement se fait díabord contre elleÖ

Le communisme réel sera le saut dans le domaine de la liberté et des valeurs, de la communication. La valeur artistique, contraire de la valeur utilitaire (appelée ordinairement matérielle) est la valeur progressive parce quíelle est la valorisation de líhomme lui-même, par un processus de provocation.

La politique économique a montré, depuis Marx, ses impuissances et ses retournements. Une hyper-politique devra tendre à la réalisation directe de líhomme.

ASGER JORN

Ce texte est extrait díune brochure de Jorn : Critique de la politique économique, qui vient díêtre éditée dans la série des « Rapports présentés à líI.S. » (Bruxelles, mai 1960).

 

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Signal pour commencer
une culture révolutionnaire en Israël

 

LE CONCEPT MÊME de situation construite est continuellement faussé par líexistence díune psychose quotidienne qui plonge líêtre humain dans un pathos díirrémédiable médiocrité. Il faut lutter contre la médiocrité, contre le juste milieu des passifs et des soi-disant progressistes qui se contentent de croupir dans leur verbiage adynamique. Il faut dès maintenant síatteler à la révolution permanente des esprits, frapper les imaginations, détourner les attentions des psychoses et de la presse jaune, être en somme des « agents provocateurs ».

Le paradoxe atroce de notre civilisation actuelle est que les puissances díargent seules possèdent, ont à leur disposition, les moyens techniques les plus modernes, et quíelles emploient ces moyens uniquement pour « faire de líargent », brasser des millions afin de profiter ensuite stupidement, bourgeoisement, bestialement de leurs loisirs. Et les masses sont subjuguées par leur manque de désirs, et la dictature paternaliste des syndicats qui ont remplacé le patron, le maître de forges díil y a cinquante ans.

En Israël, pays en devenir, les forces en gestation ont beaucoup de mal à síexprimer parce que les problèmes du « comment-vivre » síimposent à líindividu de façon crucifiante. Celui-ci, encore lié à des atavismes ancestraux qui engourdissent jusquíà son subconscient, ne songe plus ó ne peut songer ó quíà líimmédiat, cíest-à-dire aux moyens propres à améliorer son confort. Le peuplement síest effectué par apport díéléments humains en majorité primitifs, et la fusion a voulu síaccomplir par le don díun confort américain ; confort en un sens obligatoire et même forcé. On a donné au pauvre type abruti par un dogme rigide (que líon síattache à maintenir par líenseignement des suprêmes bêtises de la Bible), et en les parant díune auréole vert-de-grisée de socialisme et de libéralisme, des machines à laver, des réfrigérateurs, des logements hideux. On a poursuivi en haut lieu la cimentation díun syndicalisme à líaméricaine, qui est farouchement opposé à toute tentative libératrice, et se méfie de líintellectualité des gens conscients. Les cloisons étanches sont en place, et les castes bien délimitées.

Il níy a pas même de conflits de classes dans ce nouveau pays qui se veut socialiste et qui níest que forgé par une nouvelle classe de dirigeants placés par les circonstances, et líabnégation de quelques milliers, à la tête díune nation embryonnaire dont les éléments divers sont en train díêtre nivelés et, surtout ó quand ils ne sont pas achetés ó dépersonnalisés.

On aurait pu síaccrocher à un espoir, plus solide que le désir verbal ou le souhait díun avenir meilleur, si avait jailli díici quelque art particulier et révolutionnaire, qui aurait alimenté une source de créations. Là encore, la déception est vive. Líartiste qui veut créer du nouveau, qui veut briser líossature díun judaïsme restrictif, part.

Un barbarisme israélien commence, cependant, à se former, et cíest sur lui que nous comptons. Il appartient à la nouvelle génération : garçons bronzés et filles émouvantes. La faune des villes est pourrie. La campagne, cíest-à-dire le kibboutz et la colonisation agricole coopérative, va de líavant, malgré tout. Les nouvelles industries établies depuis la Fondation ont donné et donnent naissance à un prolétariat. Mais inconscient. Mais robot.

Le jeune paysan se détache de ses aînés fatigués, tandis que le jeune prolétaire síautomatise, et se voit vidé de son âme jour après jour.

La conscience révolutionnaire díIsraël ne pourra venir que de la terre ; du désert, du Néguev coloré ; de líeffort. La conscience révolutionnaire díIsraël viendra aussi de líintelligence, de quelques esprits raisonnables et toujours en mouvement. Le futur díIsraël síébauche. Il commencera lorsque líimpact de forces nouvelles, que líon entrevoit à des indices certains, se répercutera dans líesprit des Israéliens. Il ne faut síarrêter à aucun modernisme.

Dans la société vraiment révolutionnaire, le nouveau se détruira lui-même.

JACQUES OVADIA

 

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Originalité et grandeur
(sur le système díIsou)

 

ISIDORE ISOU, réfutant les écrits díun de ses amis díune période récente, quíil nomme sobrement X pour ne pas lui faire une publicité imméritée, déclare dans le n° 10 de Poésie Nouvelle (premier trimestre 1960) :

« Líun des plus mesquins mensonges de líauteur de Grammes, cíest de parler de mon système philosophique général alors que : a) ce système, je ne líai jamais publié, et que b) X níest pas prophète ou cartomancienne pour le deviner.

Si nombre de mes camarades qui travaillent avec moi depuis des années, de Pomerand à Lemaître, ont essayé de deviner ce système général (et sans le pouvoir ont au moins líhonnêteté de se taire sur cette question), comment le superficiel X, qui me connaît à peine, pourrait-il le saisir ?Ö Líunique chose que M. Grammes peut savoir de mon Ordre intellectuel est que celui-ci accorde aux créations de chaque domaine une valeur essentielle, déterminante, par rapport aux autres valeurs. Or, cíest ce que font aussi les X successifs qui, après míavoir connu, níont díautre désir suprême que de devenir des créateurs. Donc, líunique lumière que X a de mon système aboutit à son effort conscient ou inconscient de le suivre, alors que, justement, líignorance de líensemble de ce système le conduit à líincapacité réelle de créer et à líobligation de remplacer cette création par des ragots et des prétentions mensongères sur ce quíil ignoreÖ Cíest seulement en acceptant la hiérarchie créatrice du seul mouvement díavant-garde contemporain ó appelé díun nom général « lettrisme » ó en assimilant franchement la vérité novatrice du passé immédiat et du présent, en reconnaissant ouvertement les formes díévolution future des disciplines esthétiques, que líon travaillera vraiment pour líhistoire de la culture et pour la place de chaque réalisateur dans cette histoire. » (Souligné par A.J.)

Líargumentation díIsou est construite sur cette erreur fondamentale selon laquelle la connaissance díun système ne serait possible quíaprès avoir connu toutes les conséquences de líapplication du système ; idée poussée à líextrême en impliquant le témoignage du rapport individuel initiatique pour arriver à détecter le système, et líimportance de líutilisation particulière que le maître peut faire de son propre système. En fait, le système est une méthode. Cíest la méthode de coordination des positions, des états. Et, puisque les positions ne changent pas, les systèmes, ou les méthodes positionnelles, sont toujours détectables en analysant une combinaison prise au hasard dans le système.

Le système díIsou níest pas un système scientifique, puisquíil níy a pas plusieurs systèmes scientifiques. Si le système díIsou avait été un système scientifique, il níaurait pu être « le système díIsou » mais seulement líapplication, par Isou, du système scientifique à un domaine donné. Le système díIsou nécessite Isou. Cíest un système de rapports entre sujet et objet. Ce système est une optique. Il ne faut être ni prophète ni cartomancienne pour le déchiffrer ; il faut être complètement détaché. Je ne connais pas Isou, et je viens de prendre connaissance de son système. Líordre dans lequel il arrange les événements historiques est une chose extrêmement amusante et intéressante, parfaitement nouvelle dans líoptique européenne : il mesure toutes les valeurs en perspective chinoise, alors que les valeurs depuis la Renaissance ont été constamment mesurées en perspective centrale.

Cíest aujourdíhui un fait assez généralement reconnu que le temps est une dimension comme les autres, à traiter comme celles de líespace. Líexistentialisme síoppose au système classique en prétendant que líinstant est líunique valeur. Isou síoppose à cela en établissant une petite gamme de valeurs entre le passé immédiat et le présent (ce que fait aujourdíhui Isou). Isou se place comme une grandeur dans sa propre perspective. Ceux qui síoccupent, avec le retard obligatoire du suiveur, de ce quíIsou a déjà fait, sont plus petits, et diminuent, de Lemaître à Pomerand, pour arriver enfin au point zéro où se trouve le pauvre Monsieur X qui, dans le système díIsou, est le rien du tout, le nul, le non-lieu historique (mais cíest le non-lieu de líespace historique díIsou, ce qui explique líimportance accordée par Isou à la description répétée de ce néant, de cette personnification de líanonymat). Si líon prolonge les lignes de perspective au-delà de ce point zéro, líhistoire síagrandit de nouveau vers le passé pré-isouien, et plus les grandeurs síéloignent dans le passé, plus elles sont reconnues par Isou, sans critique, et caractérisées selon leur réputation lourdement scolaire (Homère, Descartes, etc.). Ceci est líordre hiérarchique díIsou du côté du passé ; et du côté du futur, où il compte en tout cas se voir reconnaître pour líéternité une place créative centrale, il attendra quíun système encore plus grand le remplace, et en même temps le confirme. De sorte quíil admet, « afin de mieux établir les possibilités de durée díune section díavant-garde », la fameuse formule de Breton sur « la naissance díun mouvement plus émancipateur ». Rien níest plus confortable que díattendre ainsi ses successeurs. Mais chaque « avant-garde » va vers le vieillissement et la mort sans voir ses successeurs, parce que la succession ne síest pas faite en ligne directe, mais par la contradiction.

Le système de valorisation díIsou ayant été ainsi précisé, on est obligé de poser un problème essentiel : síagit-il díun système religieux, ou bien artistique ? Si Isou nía pas encore publié le fin mot de son système, ce doit être parce quíil níest pas capable de prendre une décision sur ce point. À lire le développement de sa pensée dans le matériel accessible, il semble que líon puisse discerner un glissement par lequel le côté religieux et cultuel remplace de plus en plus le côté artistique ; líaspect hiérarchique devient plus important que le mouvement de la perspective chinoise.

Il faut toujours, pour síorienter, et par ce fait pour mesurer, dans une dimension quelconque, trouver un point zéro, le point de départ ou díorigine, díoù procède toute gradation. Mais la question se pose alors : le point zéro díIsou est-il fixé dans líhistoire, à la manière de la naissance du Christ comme point díorigine de notre calendrier ? Isou devient alors toujours plus grand à mesure quíil avance. Ou bien sa perspective chinoise se déplace-t-elle historiquement à travers le temps ? Dans ce cas, Isou se voit diminué de plus en plus pour devenir le point zéro díune nouvelle avant-garde, et après seulement accéder à líagrandissement du passé. La question revient donc à dire : le système díIsou peut-il être employé comme méthode par díautres, ce qui agrandirait líimportance de son système, mais devrait diminuer líimportance de sa personne ? On a líimpression quíil voudrait bénéficier des deux avantages, mais ceci est impossible avant quíil ait détruit et renouvelé tout ce malheureux système. On ne peut théoriquement exclure cette éventualité. Isou touche presque à une telle découverte dans ses réflexions récentes sur la prodigalité, par lesquelles il se trouve obligé díadmettre la supériorité des pratiques situationnistes sur le système lettriste. La contradiction insurmontée sur cette question religieuse, et le double jeu obligé à ce propos, a contribué à dissoudre plus vite líavant-garde réellement groupée autour díIsou vers 1950. Elle se retrouve, dégradée en farce, dans líéternelle discussion díIsou avec Maurice Lemaître (cf. le même numéro de Poésie Nouvelle), ce dernier constituant depuis des années à lui tout seul « le groupe lettriste » díIsou.

Líinconvénient du système díIsou est de placer le point zéro comme point divin dans le passé, tout en se plaçant lui-même comme objet sacré. Ce níest pas par hasard que la perspective chinoise se retrouve dans une idéologie secrètement tentée par le bouddhisme. Le système classique, au contraire, plaçait le point zéro, divin, au centre de la perspective du futur, et le sacré dans líanti-monde radiant vers líinfini, outre le point extrême de la réalité. La démarche artistique est une systématisation des faits qui ignore elle-même son système. Quand celui-ci síest dévoilé, établi, la valeur artistique est toujours chassée ailleurs (la vision innocente síest renversée en principes). De même que les riches recherches « lettristes » (au sens commun du mot) des manuscrits de la fin du Moyen-Âge ont été éliminées par líimprimerie (diffusion quantitative de líécriture, à travers une élimination des variables), de même la trouvaille, par la Renaissance, de la perspective centrale, a achevé radicalement líart chrétien dont les variables étaient éliminées par cette organisation-type de líespace chrétien. En effet, la perspective centrale, si on la transpose dans la dimension du temps, représente exactement la métaphysique chrétienne, líau-delà étant dans le futur imaginaire, balisé par deux points successifs : la mort et le Jugement Dernier. Les utopistes ont remis cette perspective sur terre (dans le futur historique), et líinspiration artistique dans les temps modernes est essentiellement un utopisme futuriste.

On pourrait aussi comparer la perspective chinoise díIsou avec la perspective du moi-zéro (identité divin-sacré), líoptique du subjectivisme rayonnant de Vilhelm Bjerke-Petersen, si typique de la pensée scandinave, et voir les avantages importants du système díIsou sur ce terrain. On peut enfin évoquer une perspective moderne qui considère le développement quantitatif de grandeur. Cíest líoptique purement scientifique, caractérisée par son point díorigine dans le passé, point zéro díun commencement temporel. Cíest cette optique que nous trouvons actuellement confirmée au niveau cosmique avec la théorie de líunivers en expansion. Le socialisme scientifique est lié à cette optique. Mais líensemble de cette question serait trop vaste, parce quíil y a beaucoup de nouvelles optiques qui se créent maintenant.

Le problème religieux díIsou se complique en outre díune perplexité sur le thème suivant : « Je suis dieu, ou bien parce que dieu, cíest la jeunesse ; ou bien parce que je suis Isou, le point díorigine ». Il doit choisir entre son originalité personnelle et celle díun système quíil a créé, et qui líexclut automatiquement, à la fin de la jeunesse, de la sphère de líoriginalité. Les réserves que líon commence à sentir chez Isou contre son propre système síexpliquent trop facilement. On vieillit, mon ami !

La divinisation du passé immédiat est la divinisation des vieux (la vieille génération), ce qui síassocie, dans líemploi dynamique de la perspective chinoise díIsou, à son concept de la jeunesse sacrée. (« Nous entrerons dans la carrièreÖ »). Ainsi donc avec líâge, Isou voit la nouvelle jeunesse commencer à líabattre, en vertu de son propre système, et il síenfuit vers des lieux plus assurés, protégés par les livres de Breton. On voit le drame : cíest justement le lettrisme qui a dépassé le surréalisme. De sorte quíil vient revendiquer sa part de retraite dans líimmortalité littéraire. Quelle fête ! Sacrée jeunesse ! Elle revient tout le temps, et cíest toujours la même chose. Jíavais dévoilé le truc dans La Roue de la Fortune, livre écrit en 1948.

Il est temps de prendre conscience de líinsuffisance de tous les systèmes de perspective édifiés à partir de la géométrie classique. Beaucoup díerreurs découlent díune grande illusion des savants modernes : la distinction entre géométrie « classique » et « moderne » étant faite, croire que líon peut garder líautonomie de la géométrie classique et líenseigner comme si cette géométrie et celle qui lía dépassée étaient simultanément vraies. Dans la géométrie díEuclide, et ceci a été transmis à des systèmes non-euclidiens, le point se définit comme un endroit spatial sans dimension spatiale. On a négligé ce fait que le point dépourvu de dimensions spatiales représente pourtant, à cause de sa durée, la dimension temporelle. Le point est ainsi líintroductian de la dimension du temps dans líorganisation spatiale, ce qui est la base díune nouvelle géométrie élémentaire. (Cíest par cette nouvelle étude du point que líon peut comprendre la situation comme úuvre spatio-temporelle étrangère aux propriétés anciennes de líart). Quand le point était considéré comme une pure idée, la géométrie était infectée de métaphysique, et se prêtait aux plus vaines constructions de la métaphysique. Il níen restera rien.

La création humaine ne ressemble pas à cette sorte de jardin à la française quíIsou voudrait respectueusement embellir ; et dont il croit être parvenu à occuper définitivement le centre simplement parce que, prêchant inlassablement dans le vide, il préconise (cíest dans sa terminologie, « líouverture díun nouvel amplique ») de tout reproduire symétriquement, de líautre côté díIsou.

ASGER JORN

 

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À propos
de quelques erreurs díinterprétation

 

IL FAUT RECONNAÎTRE à líétude de Robert Estivals, sur ce quíil appelle le système situationniste (Grammes, numéro 4) líhonnêteté díune recherche díinformation exacte, encore très peu commune quand il síagit de líI.S. Ce qui incite à signaler les causes de la transformation de son effort critique en incompréhension globale. Celle-ci éclate dans líincohérence de ses appréciations, puisquíil reproche à la théorie situationniste sa « mégalomanie » ó sans que soit définie davantage la grandeur en question ó et même, plus bizarrement, son « érudition courte » ; pour en arriver à la conclusion générale quí« elle a bien toutes les caractéristiques qui font les créations authentiques ».

Estivals níest certainement pas gêné par un manque quantitatif de connaissances, mais par un niveau de pensée insuffisant. Ceci concerne, aussi bien quíEstivals, tous les « avant-gardistes » qui décident de dépasser líesthétique bourgeoise en se servant des instruments conceptuels de la bourgeoisie.

En effet, líanalyse díEstivals découvre que la situation construite, parce quíelle participe díune interaction entre un comportement humain et líenvironnement quíil modifie, est à coup sûr un dualisme philosophique hérité díAuguste Comte. Estivals décide lui-même (page 24) que « le situationniste crée librement sa situationÖ suspendue à sa propre volonté », et líidée de « libre-arbitre » quíil nous prête dominerait notoirement tout notre jugement de líart moderne. Il est étrange quíEstivals níait pas reconnu, dans ses lectures, comment nous avons díabord lié ce jugement de líart moderne à la lutte de classes ; au retard de la révolution. Étrange aussi quíil ramène au dualisme une méthode qui est devenue assez courante depuis quíEngels, explicitant une thèse très célèbre de Marx, écrivait : « La coïncidence du changement des circonstances et de líactivité humaine ne peut être considérée, et comprise rationnellement, quíen tant que pratique révolutionnaire ». Cependant, Estivals avoue ses infirmités idéologiques en notant que, parce quíelle se fonde sur une « perspective synthétique », « la conception situationnisteÖ ne peut entrevoir la réalité historique faite des domaines fondamentalement séparésÖ » (p. 26). Cíest moi qui souligne cette affirmation díEstivals, et de tant díautres, car elle éclaire abondamment son point de vue, qui est à líopposé du nôtre. « Le règne de la catégorie de la totalité est le porteur du principe révolutionnaire dans la science », comme dit Lukács. Et ce qui manque à Estivals, puisquíil paraît que ce níest pas líérudition, cíest la dialectique.

Il faut croire quíEstivals est bien attaché à la métaphysique car, pour lui, « la notion de moment conduit à une opposition à la vision traditionnelle de líhistoire, par suite à la métaphysique et à la morale qui en découlaient, quíelle remplace par une autre, issue évidemment díelle-même ». Sommés, de toute manière, de se reconnaître dans une métaphysique ou une autre, où vont donc les situationnistes ? Díaprès Estivals, cíest la métaphysique du « présentéisme » qui a notre faveur. Pourquoi ? Parce que nous rejetons en bloc les notions, bien curieusement amalgamées, « díévolution, de progrès, díéternité, qui sont la foi moderne depuis la fin du XVIIe siècle » (p. 22). Cette apparition de líéternité à la fin du XVIIe siècle évoque presque líhumour díun titre de J.L. Borges : Nouvelle réfutation du temps. Mais Estivals ne plaisante pas. La situation nía pourtant jamais été présentée comme un instant indivisible, isolable, au sens métaphysique de Hume, par exemple ; mais comme un moment dans le mouvement du temps, moment contenant ses facteurs de dissolution, sa négation. Si elle met líaccent sur le présent, cíest dans la mesure où le marxisme a pu formuler le projet díune société où « le présent domine le passé ». Cette structure du présent qui connaît son inévitable disparition, qui concourt à son remplacement, est plus éloignée díun « présentéisme » que líart traditionnel, qui tendait à transmettre un présent hypostasié, extrait de sa réalité mouvante, privé de son contenu de passage.

La métaphysique et líéternité qui encombrent Estivals síaccompagnent naturellement díune surestimation résolue de la création idéaliste individuelle. Dans le cas de la création « situationniste », il est assez bon pour míen attribuer personnellement, et tout de suite, la plus belle part. Il me semble que ceci veut dire quíEstivals est encore largement influencé par le système idéologique díIsou, dont il a fait une insuffisante critique « sociologique », dans la fausse clarté du raisonnement mécaniste.

Témoignant plus que tout autre de la dissolution de la culture contemporaine, líart quíIsou a proposé est le premier art du solipsisme. Dans les conditions díune expression artistique de plus en plus unilatérale et séparée, et complètement abusé par elles, Isou est parvenu à la suppression théorique du public, portant par là à líabsolu ó qui est la mort et líabsence ó une des tendances fondamentales de líactivité artistique ancienne. Cíest ainsi quíil annonçait dans son deuxième Mémoire sur les forces futures des arts plastiques et sur leur mort (paru dans la revue Ur, 1951) : « On créera chaque jour des formes nouvelles ; on ne se donnera plus la peine de les prouver, díexpliciter leur résistance par des ìúuvres valablesîÖ ìVoilà des trésors possiblesî, dira-t-on. ìVoilà des chances pour des úuvres séculairesî. Mais personne ne se penchera pour ramasser une pierre. On ira plus loin afin de découvrir díautres ìsources séculairesî quíon abandonnera, à leur tour, dans le même état de virtualité inexploitée. Le monde dégorgera de richesses esthétiques dont on ne saura quoi faire. » Líaveu involontaire de la disparition des arts, chez Isou, est un reflet de la réelle disparition des arts. Mais Isou qui se découvre placé, par hasard, ou par un trait de son génie, à un point zéro de la culture, síempresse de meubler ce vide, par une culture symétrique qui va fatalement se rouvrir, après quíelle ait été réduite à rien, avec des éléments similaires aux anciens. Et, profitant de líaubaine pour devenir le seul créateur définitif de cette néo-culture, Isou prend des concessions toujours plus loin sur les terrains artistiques quíil níoccupera pas. Isou, produit díune époque díart inconsommable, a supprimé líidée même de sa consommation. Il nía plus besoin de public. Il nía besoin que de croire encore à la présence díun juge caché ó presque rien, sa variante personnelle de « Dieu spectateur » ó juge díun petit tribunal extérieur au temps dont la seule fonction reste díhomologuer les titres de propriété díIsou, éternellement.

Le « système de création » díIsou est un système de plaidoieries, une composition de son dossier aussi étendue que possible, pour défendre sur chaque point son domaine idéal contre la mauvaise foi et la chicane díun éventuel concurrent à la création, qui essaierait de síen faire reconnaître frauduleusement une parcelle. Rien ne restreint la souveraineté díIsou, sauf le fait que ni le tribunal ni le code de procédure níexistent en dehors de son rêve.

Cependant, ce système nía pas été appliqué tout à fait purement, parce que le propos de constituer dans le siècle un mouvement avant-gardiste a conduit Isou à réaliser, presque accidentellement, plusieurs expériences réelles de la décomposition artistique contemporaine (livres « métagraphiques », cinéma). Je crois quíEstivals, en réfutant Isou au nom de líobjectivité la plus évidente, nía pas assez nettement distingué le secteur de líactivité pratique du lettrisme, entre 1946 et 1952 au moins, et te secteur de líaliénation idéaliste ; les rapports et les contradictions entre eux. De sorte que, quand il envisage les positions situationnistes ó non sans avancer plusieurs considérations partielles et même des hypothèses qui, dans le détail, sont justes ó il est encore, pour líensemble, victime de sa conception mystifiée de la création avant-gardiste foncièrement idéaliste, quíil accepte comme telle dans tous les cas (et dont il critique seulement líexagération, la propension au délire). Comme il lui faut ramener tout à un individu, quíil exhortera ensuite à rester modeste, Estivals crée au besoin son créateur : « Isou ne faisait du roman tridimensionnel quíun bouleversement partiel díune branche de la création artistique. Debord trouve dans la situation, composée de toutes les activités humaines, le moyen de les bouleverser toutes à la fois. » Je míen vois encore assez loin, tout de même. Et je ne pense pas le faire seul.

Cela vaut-il la peine de le redire ? Il níy a pas de « situationnisme ». Je ne suis moi-même situationniste que du fait de ma participation, en ce moment et dans certaines conditions, à une communauté pratiquement groupée en vue díune tâche, quíelle saura ou ne saura pas faire. Accepter la notion de dirigeant, même en direction collégiale, dans un projet comme le nôtre, signifierait déjà notre démission. LíI.S. est évidemment composée díindividus fort divers, et même de plusieurs tendances discernables dont le rapport de force a déjà varié quelquefois. Son activité tout entière, sans conteste, est seulement pré-situationniste. Nous ne défendons díaucune manière des « créations » qui appartiendraient à quelques-uns, et encore moins à un seul de nous : au contraire, nous trouvons très positif que les camarades qui nous rejoignent aient déjà atteint par eux-mêmes une problématique expérimentale qui recoupe la nôtre. Le plus sûr symptôme du délire idéaliste est díailleurs la stagnation des mêmes individus, se soutenant ou se querellant des années autour des mêmes valeurs arbitraires, parce quíils sont seuls à les reconnaître comme règles díun pauvre jeu. Les situationnistes les laissent à leurs élevages de poussière. Estivals a surestimé leur intérêt, jusquíà en tirer des critères de jugement inapplicables ailleurs, peut-être parce que líoptique trop étroitement parisienne de son travail sur la période « avant-gardiste » récente grossit trop ces détails. Une telle connaissance des anecdotes doit au moins lui faire savoir que je níai jamais considéré comme un motif de míoccuper des gens les rapports de subordination quíils étaient capables díentretenir avec moi. Mais díautres goûts.

G.-EDEBORD

 

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