Dans Lignes de fuite, la revue électronique du cinéma (Hors-série 3 -Novembre 2012)

par Charlotte Serrus et Noël Ravaud

Jeune Fille Orrible 1
Débarqué à la onzième heure d’Infamie Lyrique, la performance que la Jeune Fille Orrible donna au Centre d’art Le 3 bis F le 28 mars 2012, que voit-on ? Des objets en désordre répandus sur le sol, que le spectateur est obligé d’enjamber pour trouver une place parmi eux. Qu’entend-on ? Des raclements, des claquements, des frottis, des crissements mais pas un mot : c’est un spectacle sans parole, un concert sans cordes vocales. Que s’y passe-t-il ? L’un gratte les murs à l’aide d’une longue tige, l’autre racle le sol avec la tranche d’une bassine en plastique, la troisième avale un bol de soupe, affalée dans le fauteuil qu’elle fait grincer des pieds d’un coup de reins. Les trois performeurs sont concentrés chacun sur ses gestes, sur l’objet incidemment manipulé, et le bâti de la salle est lui-même devenu un instrument de musique ou une chose à éprouver. De même que n’importe quel objet peut devenir un ustensile, un outil ou un instrument, n’importe quel geste peut entonner, sans but définissable, un mouvement décidé ou un jeu rythmé et concerté - ainsi les acteurs passeront-ils sans intermède de l’activité la plus informelle à l’action décidée ou au concert en trio. De temps en temps aussi, ils sortent de la pièce pour un temps indéterminé puis reviennent avec de nouveaux objets ou avec une assiette ou un sandwich [2]. À l’instar du titre d’un essai de Pierre Fédida se demandant où commence le corps, il est concevable, pour qui a assisté à la représentation, de se demander quel est l’espace-temps véritable du spectacle. Où et quand s’arrête le monde ?
Etant donné que beaucoup n’ont assisté qu’à une partie de cette performance qui s’est déroulée de sept heures à minuit, il est tout aussi sensé de se demander comment et jusqu’où l’emploi du temps - ou du moins, certaines parties des autres activités des spectateurs ce jour-là - hors du spectacle, était implicitement intégré au processus de la performance elle-même. Les moments où l’un ou l’autre des trois performeurs, soudain distrait, passait d’une gestuelle déterminée à une espèce de flânerie sans but, introduisaient dans le déroulement de la “partition sur scène” des blocs de temps et de gestes qui étaient comme des hors champs aux moments précédents et suivants. En outre, la manière dont ces objets - tuyau en plastique gondolé, planche de bois, fil de fer et bidon, jantes automobile, cartons, fragments de polystyrène... - furent traités, tour à tour cajolés et battus, manifeste des qualités qui affinent et démultiplient les temporalités principales et les font passer dans des registres de sensibilité plus intime : caresser le mur du bout du flanc d’un tube courbe, faire basculer une planchette depuis une base constituée de billes, traîner une barrière métallique avec un sac pris au bout d’un fil en équilibre dans un entonnoir, pousser quelque objet dur à l’aide d’un autre plus tendre ou flexible et inversement... Le temps semble en miettes et de temps en temps, des agglomérats se forment qui se délitent ou laissent filer des stases tendues de micro-variations. Personne, y compris les performeurs, ne peut prévoir en quoi consistera la séquence à suivre, le prochain rendez-vous. Opalka, quant à lui, ne voulait avoir à s’inquiéter ni de ce qu’il ferait le lendemain, ni d’être à la merci de l’imprévu, et encore moins de devoir créer de l’inédit.

Jeune Fille Orrible 2
En somme, l’érotisme des actions de la Jeune Fille Orrible est d’autant plus flagrant qu’il y a constamment frottements entre surfaces. Par contre, qu’il soit aussi attentif et délicat pourrait passer inaperçu tant ces qualités sont bien rares au sein l’art médiatique contemporain. Pour atteindre un but si peu recommandable, chacun des trois acteurs va s’évertuer à batailler pied à pied avec son cerveau afin de mettre celui-ci sinon hors d’état de nuire, du moins en veilleuse. Les tendances au contrôle, aux calibrages de confort doivent être mises en sourdine : ne pas laisser son cerveau être plus intelligent, ne pas le laisser précéder le médium, c’est-à-dire la somme de la cueillette alentour déposée sur la scène de passage [7]. Et ce n’est qu’au prix de ce frein anegotique que l’emploi du temps réel redevient véritablement perceptible. La tendresse serait-elle le meilleur piège apte à circonscrire des zones de temps à peine détachées de la matière ? Les trois protagonistes de la Jeune Fille Orrible ont élu un type de relation à leurs outils improvisés qui est de l’ordre de la délicatesse, ce qui leur permet de produire des capsules temporelles où l’affection le dispute à l’expression, où l’obsession (le gimmick spiralé, la spiralette ombrossionelle) se bat avec les différents effets collatéraux. La zone de jeu ainsi créée est bien celle des rencontres et des tests : un bac à sable smithsonien dont l’entropie rend invérifiable l’identité des individualités à l’origine des rencontres, puisque l’action du temps orienté l’a modifiée avec leur environnement, sans solution de retour à l’identique.

[2] « Stephen Pearl Andrews proposa, comme image de la société anarchiste, le dîner, où toute structure d’autorité se dissout dans la convivialité et la célébration », Hakim Bey, TAZ, Zone Autonome Temporaire, Paris, édition de l’Eclat, 2007, p.20.

[7] Un aéroport est une scène de passage. Les membres du groupe Gossip disent avoir remarqué qu’ils composaient souvent leurs chansons dans les moments de transition, dans les aéroports, dans les gares, dans les moments déterritorialisés. La question étant à chaque fois de savoir pour qui, pour quoi, et dans quelle optique - il est irréaliste et irraisonnable d’inclure Facebook dans la catégorie des scènes de passage étant su que votre information sera conservée quelque part dans un but indéfini. Le spectacle de la JFO sera bien conservé dans les cerveaux des spectateurs qui en feront la publicité à des absents. Mais peut-on décemment comparer la mémoire d’un individu a un hall d’aéroport ?

 

 

 

Dans Danzine, (4 décembre 2010)

par Nicolas Villodre

En première partie de la soirée des Inacs du 1er décembre 2010, le trio « Jeune Fille Orrible » (qui, apparemment, tire son surnom de la Comédie humaine balzacienne) a joué, pas de doute là-dessus, avec le mot ménagerie et toutes ses connotations – bêtes de scène, animalerie féroce, barnum, couple à trois, scènes de la vie domestique, changement de maisonnée, rangement, question mobilière, foyer fiscal, hygiène et propreté, bruit et odeur, etc. Jeune Fille Orrible a joué aussi de la musique live.

En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, avec leur fourbi, Audrey Gaisan, Frédéric Danos et Olivier Nourisson ont administré ce qu’on pourrait appeler le chaos, le souk, le bazar, ces mots n’étant pas péjoratifs, dans la partie de la grande salle du RC de la rue Léchevin qui leur avait été réservée à cet effet. La performance n’était pas vraiment de la danse, à proprement parler, même si les objets ont valsé en tous sens. Plutôt un concert bruitiste. Pas au sens littéral de ce terme, bien sûr, puisque le trio n’a eu recours, pour produire ses sons, à aucun instrument musical, « préparé » ou non (la guitare sèche qu’un des compères n’a pas tardé à mouiller avec un litron de Banga dégriffé de chez Leader Price n’est pas du tout utilisée comme telle), à aucun « bruiteur », au sens où l’entendait (si l’on peut dire !) Luigi Russolo.

Mais à une collec’ (pour ne pas dire collecte) d’objets trouvés ici ou là, pas loin du lieu de leur crime ou de ce qu’ils qualifient d’« infamie ». Laquelle était plus préméditée (= calculée, composée, « écrite » à la demi-croche et au quart de ton près) qu’on ne croit. Le programme détaillait en effet la chose (les choses) longtemps à l’avance (le temps de s’organiser, de dresser la check-list et de tout faire entrer dans le coffre de la Twingo ou dans la panière du Vélib’) : guitare espagnole, tiges ligneuses, barres de fer, cymbales, scotch, plaques de polystyrène, caddie, maracas, grelots, wood-stick, abat-jour métallique, balai, pots de terre, tables, accordéon chromatique, harmonicas, chaises, bouteille en plastique vide, sac de pommes de terre, marteau-masse, coffrage d’aggloméré, tambourin, flûte à bec, baguettes de batterie, fauteuil club, pied de caméra, lame circulaire, peigne, cintres, rideau de fer, égoïne, sols, murs.

Pas de pitié pour les asthmatiques : les ready-mades (la roue de bicyclette n’était pas là pour rien !) ont été bel et bien secoués ce qu’il faut. La poussière âcre a été avalée vite fait bien fait par les spectateurs du premier rang. Une odeur de moisi a accompagné ce concert paupériste (d’arte povera) d’esprit dada (ou Merz), ou surréaliste (cf. le parapluie déplumé) si ce qualificatif n’était pas galvaudé.

On a déjà relevé que, malgré les apparences, la messe était d’avance dite et que, par conséquent, rien n’avait été laissé au hasard. Le moindre raclement sur le ciment du garage était… concerté. On n’était pas dans un set de musique contemporaine (ce, malgré la modernité emblématique des objets), dans un event de type Fluxus, pas même dans un concert de « free jazz » à l’ancienne où tout reposait sur l’improvisation, l’ici et maintenant, l’inhabituel (pour ne pas dire l’inac). Les musicos étaient sérieux comme des papes – et une papesse, pas si orrible que ça.

 

 

 

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